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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/114

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AURORA FLOYD

rappeler tous les détails de ce simple tableau : l’atmosphère de ce jour sans soleil, les bruits de l’été, les voix des gens qui passent près de moi ; je me souviens de tout, excepté de moi-même. Ce misérable moi est la seule chose dont je ne puisse me rappeler, la seule chose qui me paraisse étrangère, la seule chose que je puisse à peine croire. Si je retournais demain à cet endroit, je reconnaîtrais chaque coteau, chaque bouquet de fougère ou de joncs. Les quelques années qui se sont passées depuis que je ne l’ai vu n’auront guère changé l’aspect de ce lieu familier. Les lentes altérations de la nature immuable dans ses harmonieuses lois auront accompli leur œuvre, selon cette loi inaltérable ; mais ce misérable moi a subi un changement si complet, que si l’on me ramenait à cet alter ego du passé, je serais à peine capable de reconnaître l’étrange créature. Et pourtant, ce n’est par aucun choc volcanique, par aucun mouvement de masses rocheuses, par aucune grande convulsion ou terrible agonie de la nature, que ce changement s’est opéré. C’est plutôt par une lente et monotone usure des points saillants, un changement imperceptible de telle ou telle partie originelle, une addition ici, une soustraction là, que s’accomplit la transformation. Il est difficile de faire croire un homme aux physiologistes, qui déclarent que la main qui tient sa plume aujourd’hui n’est pas la même qui guidait cette autre plume avec laquelle il écrivait il y a sept ans. Il trouve bien difficile de croire cela ; mais qu’il prenne dans quelque vieux pupitre oublié, relégué dans un coin de son grenier, ces lettres qu’il écrivait il y a sept ans, et qui lui furent plus tard rendues par la femme à laquelle elles étaient adressées, et la question qu’il se fera, en lisant les lignes fades sera assurément celle-ci : « Est-ce bien ma main qui a écrit cela ? Est-ce bien moi qui appelais une femme aux cils roux l’étoile d’une vie déserte ? Est-ce bien moi qui étais si indiciblement malheureux, et qui voyais venir avec une inexprimable inquiétude cette soirée dans Onslow Square, où j’allais revoir ces doux yeux bleus ? Quelle soirée dans Onslow Square ? Non mi recordo. Ces doux yeux bleus étaient garnis de cils roux, et la dame à laquelle s’adres-