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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/117

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AURORA FLOYD

ront-ils pas si la folie sans nom de ma jeunesse vient à être connue du monde ?

Ces autres, à la douleur et à la honte possibles desquels elle songeait, étaient son père et John. Son amour pour son mari n’avait pas diminué d’un iota, son affection pour son père si indulgent et sur qui pourtant la folie de son enfance avait apporté de si amères souffrances. Son cœur généreux était assez vaste pour tous deux. Elle ne faisait pas de différence, et aurait repoussé le moindre empiétement de sa nouvelle affection sur l’ancienne. Le grand fleuve d’amour devenait un océan et mouillait de nouveaux rivages par sa crue puissante ; mais cette source lointaine de sa jeunesse, d’où sa première affection était sortie dans sa douce pureté enfantine, n’avait pas été troublée encore. Elle aurait à peine compris l’affection froide et mesurée de la plus jeune fille du fou Lear, cette affection qui pouvait se diviser avec une précision mathématique entre le père et le mari. Assurément, l’amour est un sentiment trop pur pour être pesé dans la balance. Devons-nous soustraire quelque chose du capital quand il nous faut faire face à une nouvelle demande ? ou bien l’affection n’a-t-elle pas plutôt quelque pouvoir magique au moyen duquel elle peut doubler son capital au moment où l’on tire sur lui ? Quand Mme John Anderson devint mère de six enfants, elle ne dit pas à son mari : « Mon cher John, je vais être forcée de vous reprendre six dixièmes de mon affection afin d’en avoir pour les petits. » Non, le cœur généreux de la femme s’agrandit pour faire face à toutes les nécessités de la mère, comme le cœur de la jeune fille se dilate pour le nouvel amour de l’épouse. La douleur qu’Aurora ressentait du malheur de son mari était doublée par l’image du chagrin de son père. Elle ne pouvait diviser ces deux choses dans son cœur. Elle les aimait tous deux, et souffrait pour eux avec une mesure égale d’amour et de douleur.

— Si… si la vérité allait être découverte à cette enquête, — pensait-elle, — je ne pourrais jamais revoir mon mari ; jamais plus je ne pourrais le regarder en face. Je m’enfuirais au bout du monde et je me cacherais de lui pour jamais.