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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/141

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AURORA FLOYD

milliaire sur le long chemin qui la séparait de l’homme qu’elle aimait.

Ah ! femmes insouciantes qui pensez que c’est une petite chose, peut-être, que vos maris soient honnêtes, généreux, constants et fidèles, et qui êtes prêtes à murmurer parce qu’une voiture s’est arrêtée à la porte de vos voisins, tandis que vous êtes obligées de vous contenter d’une promenade à dix-huit pence, dans les véhicules pris à la station la plus proche, arrêtez-vous et pensez à cette malheureuse jeune femme, qui, dans cette heure de désolation, se rappelle mille petits maux qu’elle a fait endurer à son mari et aurait voulu se mettre sous ses pieds pour expier ses petites tyrannies, ses petits caprices ! Pensez à elle dans sa solitude, avec son cœur qui désire revenir vers l’homme qu’elle aime et avec son amour qui se dresse contre elle et plaide pour lui. Elle changea d’idée cent fois durant quatre heures de voyage ; quelquefois elle pensait qu’elle devrait retourner par le prochain train à Mellish Park, puis ensuite elle songeait que son premier sentiment avait été le seul vrai, et que le cœur de John s’était tourné contre elle dans l’humiliation de sa découverte du matin.

Avez-vous jamais essayé de vous imaginer la colère d’une personne qui ne s’est jamais mise en colère ? Avez-vous jamais évoqué l’image d’une figure qui vous a toujours regardé avec douceur et amour, et avez-vous mis sur cette physionomie habituelle la froide dureté de l’éloignement ?

Aurora le fit. Elle se représenta maintes fois, dans son cerveau fatigué, la scène qui aurait pu avoir lieu entre elle et son époux. Elle se rappela cette banale pièce de théâtre dont tout le monde se moque et dont on pleure en secret. Elle se souvint de Mme Haller et de l’étranger, des enfants, de la comtesse, du cottage, des joyaux, des parchemins, et de toutes les vieilles et familières particularités du cinquième acte si connu de ce drame si simple et si vrai, et elle se figurait John se retirant dans quelque pays éloigné avec son piqueur Langley, et devenant un ermite misanthrope comme l’Allemand trompé.