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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/144

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AURORA FLOYD

et qui appréciait davantage les sauts à travers les cercles couverts de papier que les fioritures d’un ténor ou d’un soprano. Donc elle abandonna, en se résignant, les plaisirs stéréotypés de la saison de Londres. Mais Dieu sait combien il était doux pour elle de faire ce sacrifice. Ses goûts étaient des agneaux gras qu’elle immolait volontiers sur l’autel de son idole. Elle n’était jamais plus heureuse que lorsque, assise à côté de son époux, elle faisait des extraits des livres bleus qui devaient être cités dans quelque écrit qu’il composait, si ce n’est lorsqu’elle était assise dans la tribune réservée aux dames, faisant un effort pour regarder à travers les grillages, qui la cachaient aux regards errants des membres distraits, pour voir son mari à sa place sur les bancs du gouvernement, et très-souvent n’apercevant plus rien que le fond du chapeau de Bulstrode.

Ce même soir, elle était assise auprès de Talbot, occupée à quelque joli ouvrage d’aiguille, et écoutant avec une attention patiente la lecture des feuilles d’épreuves de la dernière brochure de son mari. C’était un noble spécimen d’un style imposant et vigoureux, qui anéantissait quelqu’un complètement (Lucy ne savait pas exactement qui c’était), et qui établissait quelque chose de la manière la plus incontestable, quoique mistress Bulstrode ne pouvait comprendre exactement quoi. C’était assez pour elle qu’il eût écrit cette étonnante composition, et que ce fût sa voix de baryton qui prononçât à haute voix cette harangue écrite dans le style de l’école de Johnson. S’il lui avait plu de lui lire du grec, elle aurait été contente de l’écouter. Il y avait de petits passages d’Homère que Bulstrode aimait à réciter de temps en temps à sa femme, et que la petite hypocrite prétendait admirer. Aucun nuage n’avait obscurci le ciel serein de la vie de Lucy. Elle aimait et était aimée. C’était un côté de sa nature d’aimer dans une attitude respectueuse et elle n’avait aucun désir de s’approcher davantage de son idole. S’asseoir aux pieds de son sultan et lui remplir son chibouque : le veiller pendant qu’il dormait et agiter le punkah sur sa tête de séraphin ; l’aimer, l’admirer, et prier pour lui, étaient les plus grands désirs de son cœur.