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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/160

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AURORA FLOYD

bien cette pauvre femme, si vieille en expérience de chagrin, se rappelait amèrement l’égoïsme de son mariage insensé ! Elle avait refusé de sacrifier l’illusion d’une jeune pensionnaire ! Elle avait désobéi à son père qui lui avait donné dix-sept ans de patient amour et de dévouement : et elle regardait toutes les peines de sa jeunesse comme la fatale conséquence de la mauvaise semence qu’avait produite sa désobéissance. Sûrement une pareille leçon ne devait pas être méconnue complètement ! Sûrement elle était assez forte pour lui enseigner le devoir et le sacrifice ! C’étaient ces pensées qui la fortifiaient contre les sujétions de sa propre affection. C’était pour cela qu’elle regardait Bulstrode comme l’arbitre de son avenir. Si elle eût été catholique romaine, elle serait allée vers son confesseur et se serait adressée à un prêtre, qui, n’ayant aucun lien social, devait naturellement être le meilleur juge de tous les devoirs qu’exigent les relations domestiques pour la secourir et la consoler ; mais appartenant à une autre foi, elle alla vers l’homme qu’elle respectait le plus et qui, étant marié lui-même, pouvait, comme elle le pensait, être à même de comprendre les devoirs qu’elle avait à remplir vis-à-vis de son mari.

Elle descendit avec Lucy dans une petite chambre sur le même palier que le salon, gentil petit appartement qui s’ouvrait sur une toute petite serre. C’était l’habitude de M. et Mme Bulstrode de déjeuner dans cette agréable petite chambre, plutôt que dans cet horrible temple de maroquin luisant, de bronze funéraire, et d’affreux acajou, que les tapissiers ont inventé comme la seule place convenable dans laquelle un Anglais peut prendre ses repas. Lucy aimait à s’asseoir en face de son mari à la petite table et à apaiser son appétit du matin dans son joli service à déjeuner d’argent et de porcelaine de Chine. Elle savait, au plus petit poids employé à Apothecaries’Hall, je pense, combien de sucre Bulstrode aimait dans son thé. Elle versait la crème dans sa tasse aussi soigneusement que si elle eût rempli une ordonnance. Il prenait ce simple breuvage dans une grande coupe de Sèvres qui avait coûté sept guinées, et