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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/196

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AURORA FLOYD

Chaque angoisse qu’Aurora avait ressentie, toutes les souffrances que John avaient endurées, avaient laissé une certaine impression dans les lieux qui en avaient été témoins. Les subtiles influences du souvenir pesaient lourdement sur cet intérieur. Nous sommes esclaves de semblables pensées, et nous sommes sans force pour résister à leur muette puissance. Des vestiges de couleur et des fragments de dorure sur les murs supporteront, aussi bien que s’ils étaient couverts d’inscriptions hiéroglyphiques, les ombres des souvenirs de ceux qui les ont considérés. Les effets passagers dus au hasard de la lumière et de l’ombre rappelleront les mêmes effets déjà vus et observés dans certaine crise de malheur et de désespoir, comme les chevilles brisées observées par Fagin sur la muraille du bassin réservé. Les objets et les ustensiles du plus petit ménage porteront le muet témoignage de nos souffrances ; une bergère nous dira : « C’est sur moi que vous vous êtes jeté dans le paroxysme de votre colère ou de votre chagrin. » Un service de table nous rappellera le jour fatal où nous avons repoussé notre nourriture encore intacte, et où nous avons tourné notre face contre le mur, comme le roi David frappé de douleur. Le lit sur lequel nous nous reposons, les rideaux qui nous cachent, les dessins du papier sur les murs, les bruits journaliers du ménage arrivant sourdement et de loin dans cette chambre isolée où nous nous cachons, tout porte le souvenir de notre peine et de cette double opération affreuse de l’esprit qui fait que ces choses nous impressionnent d’autant plus vivement qu’en même temps il semblerait qu’elles devraient nous être plus indifférentes.

Mais chaque douleur, chaque angoisse de l’amour blessé par la jalousie, le doute ou le désespoir, est un fait, un fait pour le moment, et un fait pour toujours ; on peut y survivre, mais rarement l’oublier, laissant une impression telle dans nos existences, qu’aucune joie à venir ne pourra effacer. Le meurtre s’est accompli, les mains sont restées rouges. Le chagrin nous a éprouvés, et quoique le bonheur puisse nous revenir, jamais il ne saurait avoir cette resplendissante virginité qu’il avait jadis, car il a passé par la vallée