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HISTOIRE D’UN RÉPROUVÉ

nul engouement, nulle fréquentation ne pouvait engendrer ces airs blasés affectés par la jeunesse moderne. Dansait-il ? Sans doute, et il aimait la danse à la folie. Chantait-il ? À dire vrai, il faisait de son mieux. Il possédait une voix de basse puissante qu’il déployait souvent dans ces parties de canots après un dîner à Star and Garter, à cette heure du crépuscule où la Tamise, ombragée de saules, se transforme en lac méridional, et où les avirons tombent en cadence en marquant le rhythme d’une vague mélodie. Avait-il beaucoup voyagé ? Oui, et il raffolait du continent. Il adorait les bonnes vieilles auberges incommodes, les maîtres d’hôtel tortionnaires, et les commissionnaires insatiables. Ah ! les commissionnaires ! Et les trains omnibus, lourds et pesants avec leur conducteur imbécile qui marmotte un patois inintelligible, et l’éternel voyageur qui a toujours perdu son bagage ! Quelles délices ! Et les charmantes petites paysannes, avec leurs coiffes blanches si divinement jolies, vues de loin sous un ciel d’azur sombre, si charmantes, dessinées au pastel sur du papier teinté, mais de si grands miracles de laideur quand vous les voyez de près ! Et les diligences où l’on est si bien cahoté et dont les chevaux sont attelés avec de vieilles cordes, déguisées sous le nom pompeux de harnais ; et les vins exécrables, et la poussière, et les cathédrales, et les mendiants, et le trente-et-quarante ! Sir Philip parlait de l’univers comme un jeune mari parle de sa femme : il ne se fatiguait pas de sa beauté et ne voyait pas ses défauts.

Les pauvres du voisinage de Jocelyn’s Rock adoraient le maître du sol. Les pauvres aiment les gens heureux quand le bonheur de ceux-ci n’est pas insolent. Philip était riche, et il dépensait royalement sa fortune ; il était heureux, et il partageait aussi volontiers son bonheur que sa fortune. Il lui arrivait souvent de distribuer une caisse de cigares de Manille à des invalides alités