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L’HÉRITAGE DE CHARLOTTE

plus de six mois, et si elle est jolie et douce, ce n’est pas une raison pour me désespérer à l’idée de la perdre. Elle n’est ni de ma chair ni de mon sang, et j’ai veillé auprès de ceux qui me touchaient de près, sans éprouver le sentiment que j’éprouve à la voir ainsi changer de jour en jour. Pourquoi ce spectacle est-il aussi effroyable pour moi ? »

Pourquoi en effet ?

C’est une question à laquelle Nancy n’aurait pu trouver de réponse. Elle savait que la peine et l’horreur qu’elle ressentait n’étaient pas naturelles, mais ses pensées se refusaient à aller plus loin. Un sentiment superstitieux usurpait l’office de sa raison, et elle était impressionnée par l’étrangeté de la maladie de Charlotte, comme si elle avait vécu au seizième siècle et qu’elle eût pu croire au voyage nocturne des sorcières à cheval sur des manches à balai.

« Je serais bien chagrine si la maison de M. Philippe devait porter malheur à cette douce et jeune créature, se dit-elle à elle-même. Elle n’a pas porté chance au père et maintenant c’est la fille qui semble menacée d’y trouver une fin malheureuse. Mais M. Sheldon n’a pas à devenir plus riche par sa mort. Mme Sheldon m’a dit souvent que tout l’argent de Tom Halliday avait passé à mon maître quand elle l’avait épousé et qu’il avait doublé et triplé cette fortune par son habileté. La mort de Mlle Charlotte ne lui apporterait donc pas un sou de plus. »

Telle était la nature des méditations qui occupaient fréquemment Nancy.

Mais l’étrange sentiment de perplexité, la peur sans nom, la vague horreur qu’elle éprouvait, elle ne pouvait les bannir de son esprit.