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LA VIE DE FAMILLE

ment timides avec les étrangers ; on voyait poindre en eux l’esprit civique. Mais je fus horriblement fatiguée de mon rôle de citoyenne, et rendis grâce au ciel quand il me fut permis de ne plus faire de musique dans le Phalanstère, quand j’eus embrassé toutes ces jeunes filles au cœur chaud, donné des poignées de main aux citoyens et aux citoyennes, et que je pus m’asseoir tranquillement avec mes amis dans le bateau à vapeur pour reprendre le chemin de New-York.

Comme les poissons de saint Antoine, je n’étais aucunement convertie. Je renoncerais à m’intéresser à ma propre personne si je ne me croyais pas intimement associée aux intérêts de l’humanité, dans les grandes comme dans les petites choses, et si je ne sentais pas que je fais partie des travailleurs du grand phalanstère de l’espèce humaine ; mais l’association, de près ou dans la vie extérieure, est complétement opposée à ma nature. Je préférerais vivre dans une chaumière isolée de la plus froide montagne de granit suédoise, seule avec moi-même, au pain et à l’eau (et des pommes de terre cultivées par mes mains), plutôt que de vivre dans un phalanstère situé dans la région la plus fertile, au milieu de citoyens et de citoyennes — lors même qu’ils seraient aussi bien que ceux-ci. Cela tient à mon individualité ; il m’est impossible de vivre complétement privée de solitude. Pour la plupart des hommes, au contraire, la vie d’association est peut-être la plus heureuse et la meilleure.

La forme qu’elle a adoptée dans ce phalanstère est évidemment un acte de justice pour beaucoup d’individus auxquels cette justice pourrait manquer dans le monde et dans la société ordinaire. Je citerai comme exemple un homme que j’ai vu dans le Phalanstère. Il était doué de