Page:Brochet - La Meilleure Part.djvu/14

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dieuse, l’esprit ailleurs ; il en résultait pas mal d’erreurs et de négligence, mais Yves ne s’en plaignait jamais… On pardonne tout à celle qu’on aime, même si elle sabote vos rapports, vous oblige à les relire pour corriger les fautes de frappe, et vous fait réprimander par le patron… Tout de même, reconnaît Yves, il est bien agréable d’être secondé par une secrétaire diligente, scrupuleuse, qui va jusqu’à deviner vos intentions et jusqu’à prendre des initiatives pour alléger votre tâche… Depuis qu’il a une nouvelle dactylo sur laquelle il peut compter, le jeune ingénieur, autrefois si bousculé, a des moments de loisir. Et ces moments, il les emploie à rêver à Gisèle… Il la revoit, dans ce bureau un peu sombre, où ses cheveux mettaient une tache de soleil, si fine, si distinguée, si « princesse »…

— Monsieur Lebonnier, je vous demande pardon… Je crois que vous m’avez dicté deux fois le même paragraphe…

La secrétaire, debout près de lui, lui tend une feuille dactylographiée. Il y jette un coup d’œil et s’excuse, un peu confus :

— C’est vrai, où avais-je la tête ? Excusez-moi.

Et, pour la première fois peut-être, il la regarde. Sa conversation d’hier avec Gisèle a attiré son attention sur cette compagne de tous les jours, qui lui est si utile, et qu’il a traitée jusqu’ici avec tant d’indifférence, comme si elle était simplement une machine à écrire. « Insignifiante ! » a-t-il dit. Le mot est-il bien exact ? Certes, cette jeune fille n’a pas l’éclat de Gisèle ; elle est du modèle courant, « de celles dont on ne dit rien ». Plutôt petite et frêle, elle a le visage rond avec un nez un peu retroussé, et des cheveux châtain foncé coiffés très simplement ; ses yeux bruns, il est vrai, sont beaux, parce qu’ils expriment l’intelligence et la douceur. Mais elle porte toujours la même petite robe bleu marine, un peu luisante aux coudes, dont le seul luxe est le col blanc, d’organdi ou de piqué, qu’elle doit laver le soir dans une cuvette ; ses bas de fil ou de rayonne sont parfois reprisés, ses chaussures fatiguées… Ah ! elle est loin de l’élégance radieuse de Gisèle ! « C’est drôle, pense Yves sans chercher plus loin, comme certaines femmes manquent de coquetterie ! » Non, décidément, Gisèle n’a pas lieu d’être jalouse de cette petite !

— Tu peux dire que tu es « verni » ! plaisante Maurice, le camarade d’Yves Lebonnier. On te choisit tes dactylos ! Après t’avoir donné un prix de beauté, on te dote maintenant de la perle des secrétaires !

Albert, l’autre collègue, intervient :

— Moi, c’est cette dernière que j’envie. Veinard ! Tu peux te la couler douce, maintenant qu’Annie fait la moitié de ton travail !