Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/131

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bientôt résolu par quiconque aurait le temps d’entrer dans l’analyse de la question. Qu’il suffise de dire que le caractère de M. Yorke avait son côté sombre comme son côté gai, et que le côté sombre trouvait de l’affinité et de la sympathie dans la sombre nature de sa femme. Mme Yorke était du reste une femme d’un esprit fort, ne disant jamais une parole futile ou oiseuse, et se croyant la perfection même. Son principal défaut était une inquiète, éternelle, insurmontable défiance de tout homme, de toute chose, de toute croyance, de tout parti. De quelque côté qu’elle regardât ou qu’elle se tournât, cette défiance s’étendait comme un brouillard devant ses yeux, un faux guide de ses pas.

On peut supposer que les enfants d’un tel couple ne devaient pas être des enfants ordinaires, et ils ne l’étaient pas en effet. En voilà six devant vous, lecteur. Le plus jeune est sur les genoux de sa mère : celui-là est encore tout à elle ; elle n’a pas encore commencé à douter de lui, à le soupçonner, à le condamner. Il tire d’elle sa subsistance, il s’attache à elle, il l’aime par-dessus tout au monde ; elle est sûre de cela, parce que, vivant par elle, il n’en peut être autrement : c’est pourquoi elle l’aime.

Les deux qui viennent ensuite sont deux filles, Rose et Jessy. Elles entourent toutes deux en ce moment les genoux de leur père. Rose, la plus âgée des deux, a douze ans. Elle ressemble à son père ; c’est, de tout le groupe, celle qui lui ressemble le plus, mais c’est la reproduction en ivoire d’une tête de granit ; les lignes et la couleur sont adoucies. Yorke a le visage dur ; celui de sa fille ne l’est pas. Il n’est pas non plus tout à fait joli, il est simple ; ses traits sont enfantins, ses joues rondes et fleuries. Quant à ses yeux gris, ce ne sont pas les yeux d’un enfant ; leur éclat annonce une âme grave, âme jeune, âme qui mûrira, si le corps lui en donne le temps, mais qui, participant de l’essence de son père et de celle de sa mère, sera un jour meilleure que l’une et l’autre, plus forte, plus pure, plus noble. Rose est encore quelquefois une enfant entêtée : sa mère en veut faire une femme à son image, une femme esclave d’obscurs et arides devoirs, et Rose a une intelligence mûre et dans laquelle sont profondément enracinés les germes d’idées que sa mère ne connut jamais. C’est une torture pour elle de voir ces idées sans cesse froissées et réprimées. Elle ne s’est jamais révoltée cependant ; mais, si elle est poussée à bout, elle se révol-