Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/396

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j’avais échappé meurtrie, paralysée, mourante, pour oser affronter sa belle et presque féerique image. Ma douce petite lady me frappa de terreur. Son air d’élégance native glaça la moelle de mes os. Dans mon expérience, je n’avais pas rencontré la vérité, la modestie, les bons principes accompagnant la beauté, « Une forme si régulière et si belle, me dis-je, doit couvrir une âme méchante et cruelle. » Je n’avais que peu de confiance en l’éducation pour redresser une âme semblable ; ou plutôt, je me croyais complètement inhabile à cette tâche. Je n’osais entreprendre de vous élever, et je résolus de vous laisser entre les mains de votre oncle. Je savais que, si Matthewson Helstone était un homme austère, c’était aussi un homme droit. Lui et tout le monde jugèrent sévèrement mon étrange et peu maternelle résolution, et je méritais d’être mal jugée.

— Maman, pourquoi vous fîtes-vous appeler mistress Pryor ?

— C’était un nom qui appartenait à la famille de ma mère. Je le pris afin de vivre sans être inquiétée. Le nom de mon mari rappelait trop vivement ma vie passée. Je ne pouvais le souffrir. D’ailleurs, des menaces me furent faites de me forcer à retourner dans mon esclavage ; cela ne se pouvait : j’eusse préféré une bière pour lit, un tombeau pour demeure. Mon nouveau nom me protégea ; je repris sous son abri mon occupation d’institutrice. D’abord elle me procura à peine les moyens de vivre ; mais combien la faim me semblait savoureuse, lorsque je jeûnais en paix ! Combien me paraissaient sûrs l’obscurité et le froid d’un foyer sans feu, lorsqu’aucune lueur livide de terreur n’en venait rougir la désolation ! Combien était sereine la solitude, lorsque je ne craignais pas d’y voir faire irruption le vice et la violence !

— Mais, maman, vous étiez venue déjà dans ce pays ; comment, lorsque vous y avez reparu avec miss Keeldar, n’avez-vous pas été reconnue ?

— J’y fis seulement une courte visite comme fiancée, il y a une vingtaine d’années ; alors, j’étais bien différente de ce que je suis aujourd’hui ; j’étais svelte, presque aussi svelte que l’est ma fille : mon teint, mes traits même ne sont plus les mêmes ; mes cheveux, la coupe de mes vêtements, tout est changé. Vous figurez-vous votre mère mince et frêle, vêtue de mousseline blanche, les bras nus, avec des colliers et des bracelets, et les cheveux disposés en boucles rondes à la grecque au-dessus du front ?