Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 1.pdf/348

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J’ai à peine besoin de faire remarquer combien est erronée la réponse que fait Buffon à la première question. Il est entraîné dans l’erreur par sa théorie des « molécules vivantes », théorie elle-même inspirée par les préjugés des savants de cette époque, qui ne pouvaient concevoir rien de commun entre la matière morte et la matière, vivante, mais rendue excusable par l’ignorance dans laquelle on se trouvait alors de toutes les questions résolues depuis un siècle par la chimie. Certes, si Buffon avait connu les innombrables et incessantes transformations que les corps organiques subissent sous l’influence des causes, en apparence les plus minimes ; s’il avait su avec quelle facilité l’albumine, par exemple, se modifie sous l’influence d’une augmentation ou d’une diminution de calorique, sous celle d’un acide ou d’une base même très dilués, etc. ; s’il avait su, par quelle série de transformations les corps ternaires les plus connus, l’alcool, l’amidon, le sucre, sont susceptibles de passer ; il aurait laissé de côté ses inutiles et embarrassantes « molécules organiques », et il n’aurait pas manqué de nous montrer les aliments pris par l’animal se transformant en principes chimiques analogues à ceux qui composent son organisme.

Diderot se montrait plus hardi que son compatriote, lorsqu’il écrivait dans son Entretien entre d’Alembert et Diderot[1] cette merveilleuse page où il montre le marbre d’une statue de Falconnet, brisée et réduite en poudre dans un mortier, puis semée sur le sol, se transformant en humus, celui-ci devenant fève ou pois, et le légume se faisant chair, en servant à l’alimentation de l’homme. — D’Alembert : « Je voudrais bien que vous me disiez quelle différence vous mettez entre l’humus et la statue, entre le marbre et la chair » ; et Diderot de répondre : « Assez peu. On fait du marbre avec de la chair et de la chair avec du marbre… Je prends la statue que vous voyez et je la mets dans un mortier, et… lorsque le bloc de marbre est réduit en une poudre impalpable, je mêle cette poudre à l’humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ; j’arrose le mélange ; je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien. Lorsque le tout s’est transformé en une matière homogène, ou humus, savez-vous ce que je fais ? J’y sème des pois, des fèves, des choux. Les plantes se nourrissent de la terre et je me nourris des plantes. » D’Alembert réplique : « Vrai ou faux, j’aime ce passage du marbre à l’humus, de l’humus au règne végétal et du règne végétal au règne animal, à la chair. »

La solution que le hardi philosophe avait entrevue dans ce dialogue si humoristique, il était réservé à la science moderne de la formuler. C’est à elle qu’il appartenait de démontrer l’exactitude de ce mot en apparence si paradoxal : « avec du marbre on fait de la chair. » Que faut-il pour cela ? Qu’un végétal vert croisse au soleil, dans un terrain formé de quelques

  1. Œuvres complètes, édit. d’Assézat, t. II, p. 108.