Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/305

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sur de bonnes analogies : car je vois que dans la nature tous les êtres organisés, qui sont dénués de sens, sont aussi privés du mouvement progressif, et que tous ceux qui en sont pourvus ont tous aussi cette qualité active de mouvoir leurs membres et de changer de lieu. Je vois de plus qu’il arrive souvent que cette action des objets sur les sens met à l’instant l’animal en mouvement, sans même que la volonté paraisse y avoir pris part, et qu’il arrive toujours, lorsque c’est la volonté qui détermine le mouvement, qu’elle a été elle-même excitée par la sensation qui résulte de l’impression actuelle des objets sur les sens, ou de la réminiscence d’une impression antérieure[NdÉ 1].

Pour le faire mieux sentir, considérons-nous nous-mêmes, et analysons un peu le physique de nos actions. Lorsqu’un objet nous frappe par quelque sens que ce soit, que la sensation qu’il produit est agréable, et qu’il fait naître un désir, ce désir ne peut être que relatif à quelques-unes de nos qualités et à quelques-unes de nos manières de jouir ; nous ne pouvons désirer cet objet que pour le voir, pour le goûter, pour l’entendre, pour le sentir, pour le toucher ; nous ne le désirons que pour satisfaire plus pleinement le sens avec lequel nous l’avons aperçu, ou pour satisfaire quelques-uns de nos autres sens en même temps, c’est-à-dire, pour rendre la première sensation encore plus agréable, ou pour en exciter une autre, qui est une nouvelle manière de jouir de cet objet : car si, dans le moment même que nous l’apercevons, nous pouvions en jouir pleinement et par tous les sens à la fois, nous ne pourrions rien désirer. Le désir ne vient donc que de ce que nous sommes mal situés par rapport à l’objet que nous venons d’apercevoir, nous en sommes trop loin ou trop près : nous changeons donc naturellement de situation parce qu’en même temps que nous avons aperçu l’objet, nous avons aussi aperçu la distance ou la proximité qui fait l’incommodité de notre situation et qui nous empêche d’en jouir pleinement. Le mouvement que nous faisons en conséquence du désir, et le désir lui-même, ne viennent donc que de l’impression qu’a faite cet objet sur nos sens[NdÉ 2].

Que ce soit un objet que nous ayons aperçu par les yeux et que nous désirions toucher, s’il est à notre portée nous étendons le bras pour l’atteindre, et s’il est éloigné nous nous mettons en mouvement pour nous en approcher. Un homme profondément occupé d’une spéculation ne saisira-t-il pas, s’il a grand faim, le pain qu’il trouvera sous sa main ? il pourra même le porter à sa bouche et le manger sans s’en apercevoir. Ces mouvements sont une suite nécessaire de la première impression des objets ; ces mouvements ne manqueraient jamais de succéder à cette impression, si d’autres impres-

  1. Tout ce passage témoigne de l’indépendance d’esprit et de la hardiesse avec lesquelles Buffon envisageait les plus graves problèmes de la nature. Il est aussi l’un de ceux dans lesquels son génie divinatoire a le mieux vu la vérité.
  2. Tout cela est de la plus grande justesse.