Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/306

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sions qui se réveillent en même temps ne s’opposaient souvent à cet effet naturel, soit en affaiblissant, soit en détruisant l’action de cette première impression[NdÉ 1].

Un être organisé qui n’a point de sens, une huître, par exemple, qui probablement n’a qu’un toucher fort imparfait, est donc un être privé non seulement de mouvement progressif, mais même de sentiment et de toute intelligence, puisque l’un ou l’autre produiraient également le désir et se manifesteraient par le mouvement extérieur[NdÉ 2]. Je n’assurerai pas que ces êtres privés de sens soient aussi privés du sentiment même de leur existence, mais au moins peut-on dire qu’ils ne la sentent que très imparfaitement, puisqu’ils ne peuvent apercevoir ni sentir l’existence des autres êtres.

C’est donc l’action des objets sur les sens qui fait naître le désir, et c’est le désir qui produit le mouvement progressif. Pour le faire encore mieux sentir, supposons un homme, qui, dans l’instant où il voudrait s’approcher d’un objet, se trouverait tout à coup privé des membres nécessaires à cette action, cet homme, auquel nous retranchons les jambes, tâcherait de marcher sur ses genoux ; ôtons-lui encore les genoux et les cuisses, en lui conservant toujours le désir de s’approcher de l’objet, il s’efforcera alors de marcher sur ses mains ; privons-le encore des bras et des mains, il rampera, il se traînera, il emploiera toutes les forces de son corps et s’aidera de toute la flexibilité des vertèbres pour se mettre en mouvement, il s’accrochera par le menton ou avec les dents à quelque point d’appui pour tacher de changer de lieu ; et quand même nous réduirions son corps à un point physique, à un atome globuleux, si le désir subsiste, il emploiera toujours toutes ses forces pour changer de situation ; mais comme il n’aurait alors d’autre moyen pour se mouvoir que d’agir contre le plan sur lequel il porte, il ne manquerait pas de s’élever plus ou moins haut pour atteindre à l’objet. Le mouvement extérieur et progressif ne dépend donc point de l’organisation et de la figure du corps et des membres, puisque de quelque manière qu’un être fût extérieurement conformé, il ne pourrait manquer de se mouvoir, pourvu qu’il eût des sens et le désir de les satisfaire[NdÉ 3].

  1. Ces phénomènes ont été désignés, par les physiologistes modernes, sous le nom de « phénomènes reflexes ». Buffon en avait bien saisi toute l’importance en même temps qu’il en avait découvert l’origine et la cause.
  2. Un organisme qui n’aurait aucun sens, c’est-à-dire qui serait incapable de percevoir les impressions du milieu ambiant serait, en effet, incapable de tout mouvement ; mais un tel organisme ne serait pas un organisme vivant.
  3. Buffon donne ici une excellente explication du « désir », de sa nature, de son origine et des effets qu’il produit. Il manifeste, en même temps, qu’il avait entrevu le rôle considérable joué dans la transformation des organes et leur production par les efforts que fait l’organisme vivant en vue de satisfaire ses besoins. Je trouve dans cette partie de son œuvre le germe de la théorie de Lamarck relativement aux transformations produites par les besoins et les habitudes, et celui de la théorie plus moderne de la transformation des fonctions entraînant la transformation des organes. (Voyez mon Introduction.)