Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/339

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l’impression des objets sur nos sens, combinée avec les impressions subsistantes de nos sensations antérieures, et que par conséquent ces passions doivent nous être communes avec les animaux. Je dis que les impressions actuelles des objets sont combinées avec les impressions subsistantes de nos sensations antérieures, parce que rien n’est horrible, rien n’est effrayant, rien n’est attrayant, pour un homme ou pour un animal qui voit pour la première fois. On peut en faire l’épreuve sur de jeunes animaux : j’en ai vu se jeter au feu la première fois qu’on les y présentait ; ils n’acquièrent de l’expérience que par des actes réitérés, dont les impressions subsistent dans leur sens extérieur ; et quoique leur expérience ne soit point raisonnée, elle n’en est pas moins sûre, elle n’en est même que plus circonspecte : car un grand bruit, un mouvement violent, une figure extraordinaire, qui se présente ou se fait entendre subitement et pour la première fois, produit dans l’animal une secousse dont l’effet est semblable aux premiers mouvements de la peur, mais ce sentiment n’est qu’instantané ; comme il ne peut se combiner avec aucune sensation précédente, il ne peut donner à l’animal qu’un ébranlement momentané, et non pas une émotion durable, telle que la suppose la passion de la peur.

Un jeune animal, tranquille habitant des forêts, qui tout à coup entend le son éclatant d’un cor, ou le bruit subit et nouveau d’une arme à feu, tressaille, bondit, et fuit par la seule violence de la secousse qu’il vient d’éprouver. Cependant si ce bruit est sans effet, s’il cesse, l’animal reconnaît d’abord le silence ordinaire de la nature, il se calme, s’arrête, et regagne à pas égaux sa paisible retraite. Mais l’âge et l’expérience le rendront bientôt circonspect et timide, dès qu’à l’occasion d’un bruit pareil il se sera senti blessé, atteint ou poursuivi : ce sentiment de peine ou cette sensation de douleur se conserve dans son sens intérieur ; et lorsque le même bruit se fait encore entendre elle se renouvelle, et se combinant avec l’ébranlement actuel elle produit un sentiment durable, une passion subsistante, une vraie peur ; l’animal fuit, et fuit de toutes ses forces, il fuit très loin, il fuit longtemps, il fuit toujours, puisque souvent il abandonne à jamais son séjour ordinaire.

La peur est donc une passion dont l’animal est susceptible, quoiqu’il n’ait pas nos craintes raisonnées ou prévues ; il en est de même de l’horreur, de la colère, de l’amour, quoiqu’il n’ait ni nos aversions réfléchies, ni nos haines durables, ni nos amitiés constantes. L’animal a toutes ces passions premières ; elles ne supposent aucune connaissance, aucune idée, et ne sont fondées que sur l’expérience du sentiment, c’est-à-dire sur la répétition des actes de douleur ou de plaisir, et le renouvellement des sensations antérieures du même genre. La colère, ou, si l’on veut, le courage naturel, se remarque dans les animaux qui sentent leurs forces, c’est-à-dire qui les ont éprouvées, mesurées et trouvées supérieures à celles des autres ; la peur est le partage des faibles, mais le sentiment d’amour leur appartient à tous.