Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/340

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Amour ! désir inné ! âme de la nature[NdÉ 1] ! principe inépuisable d’existence ! puissance souveraine qui peut tout et contre laquelle rien ne peut, par qui tout agit, tout respire et tout se renouvelle ! divine flamme ! germe de perpétuité que l’Éternel a répandu dans tout avec le souffle de vie ! Précieux sentiment qui peut seul amollir les cœurs féroces et glacés, en les pénétrant d’une douce chaleur ! cause première de tout bien, de toute société, qui réunis sans contrainte et par tes seuls attraits les natures sauvages et dispersées ! source unique et féconde de tout plaisir, de toute volupté ! Amour ! pourquoi fais-tu l’état heureux de tout les êtres et le malheur de l’homme ?

C’est qu’il n’y a que le physique de cette passion qui soit bon ; c’est que, malgré ce que peuvent dire les gens épris, le moral n’en vaut rien. Qu’est-ce en effet que le moral de l’amour ? la vanité : vanité dans le plaisir de la conquête, erreur qui vient de ce qu’on en fait trop de cas ; vanité dans le désir de la conserver exclusivement, état malheureux qu’accompagne toujours la jalousie, petite passion si basse qu’on voudrait la cacher ; vanité dans la manière d’en jouir, qui fait qu’on ne multiplie que ses gestes et ses efforts sans multiplier ses plaisirs ; vanité dans la façon même de la perdre, on veut rompre le premier : car si l’on est quitté, quelle humiliation ! et cette humiliation se tourne en désespoir lorsqu’on vient à reconnaître qu’on a été longtemps dupe et trompé.

Les animaux ne sont point sujets à toutes ces misères ; ils ne cherchent pas des plaisirs où il ne peut y en avoir : guidés par le sentiment seul, il ne se trompent jamais dans leurs choix, leurs désirs sont toujours proportionnés à la puissance de jouir, ils sentent autant qu’ils jouissent, et ne jouissent qu’autant qu’ils sentent ; l’homme au contraire, en voulant inventer des plaisirs, n’a fait que gâter la nature ; en voulant se forcer sur le sentiment, il ne fait qu’abuser de son être et creuser dans son cœur un vide que rien ensuite n’est capable de remplir.

Tout ce qu’il y a de bon dans l’amour appartient donc aux animaux tout aussi bien qu’à nous, et même, comme si ce sentiment ne pouvait jamais être pur, ils paraissent avoir une petite portion de ce qu’il y a de moins bon, je veux parler de la jalousie. Chez nous, cette passion suppose toujours quelque défiance de soi-même, quelque connaissance sourde de sa propre faiblesse ; les animaux au contraire semblent être d’autant plus jaloux qu’ils ont plus de force, plus d’ardeur et plus d’habitude au plaisir : c’est que notre jalousie dépend de nos idées, et la leur du sentiment ; ils ont joui, ils désirent de jouir encore, ils s’en sentent la force, ils écartent donc tous ceux qui veulent occuper leur place ; leur jalousie n’est point réfléchie, ils ne la

  1. L’usage que Buffon fait ici du mot « âme » est peut-être de nature à révéler aux esprits clairvoyants les préoccupations qui ont inspiré à Buffon tout ce chapitre.