Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/37

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convenances morales[NdÉ 1] ; en même temps, il faut se défier de ces axiomes absolus, de ces proverbes de physique que tant de gens ont mal à propos employés comme principes : par exemple, il ne se fait point de fécondation hors du corps, nulla fæcundatio extra corpus, tout vivant vient d’un œuf, toute génération suppose des sexes, etc. Il ne faut jamais prendre ces maximes dans un sens absolu, et il faut penser qu’elles signifient seulement que cela est ordinairement de cette façon plutôt que d’une autre.

Cherchons donc une hypothèse qui n’ait aucun des défauts dont nous venons de parler, et par laquelle on ne puisse tomber dans aucun des inconvénients que nous venons d’exposer ; et, si nous ne réussissons pas à expliquer la mécanique dont se sert la nature pour opérer la reproduction, au moins nous arriverons à quelque chose de plus vraisemblable que ce qu’on a dit jusqu’ici.

De la même façon que nous pouvons faire des moules par lesquels nous donnons à l’extérieur des corps telle figure qu’il nous plaît, supposons que la nature puisse faire des moules par lesquels elle donne non seulement la figure extérieure, mais aussi la forme intérieure ; ne serait-ce pas un moyen par lequel la reproduction pourrait être opérée[NdÉ 2] ?

Considérons d’abord sur quoi cette supposition est fondée ; examinons si elle ne renferme rien de contradictoire, et ensuite nous verrons quelles conséquences on peut en tirer. Comme nos sens ne sont juges que de l’extérieur des corps, nous comprenons nettement les affections extérieures et les différentes figures des surfaces, et nous pouvons imiter la nature et rendre les figures extérieures par différentes voies de représentation, comme la peinture, la sculpture et les moules. Mais, quoique nos sens ne soient juges que des qualités extérieures, nous n’avons pas laissé de reconnaître qu’il y a dans les corps des qualités intérieures, dont quelques-unes sont générales, comme la pesanteur ; cette qualité ou cette force n’agit pas relativement aux surfaces, mais proportionnellement aux masses, c’est-à-dire à la quantité de matière. Il y a donc dans la nature des qualités, même fort actives, qui pénètrent les corps jusque dans les parties les plus intimes : nous n’aurons jamais une idée nette de ces qualités, parce que, comme je viens de le dire,

  1. Il me paraît utile de mettre en relief l’admirable justesse de ces observations. Il est permis de comparer tout cet exposé de la méthode scientifique au célèbre Discours de la Méthode, et je n’hésite pas à déclarer que ces pages de Buffon me paraissent infiniment supérieures à celles de Descartes.
  2. Si Buffon a été admirablement inspiré quand il a tracé les règles auxquelles doit se soumettre le naturaliste dans l’observation des faits et dans la recherche de leurs causes, il a eu la main beaucoup moins heureuse quand il s’est arrêté à l’hypothèse des « moules ». Il ne faudrait cependant pas exagérer, comme l’ont fait certains commentateurs de Buffon, l’importance de l’erreur commise. À travers les brouillards de sa pensée et les termes par lesquels il la traduit, il est facile de se rendre compte que l’expression de « moule » dont il fait usage est ce qu’il y a de plus mauvais dans sa théorie de la génération. (Voyez plus loin son chapitre de la nutrition et mes notes, ainsi que mon Introduction.)

    [Note de Wikisource : Il est intéressant de constater que l’hypothèse des moules intérieurs de Buffon a au contraire attiré depuis la seconde moitié du xxe siècle un intérêt nouveau, certains scientifiques ayant voulu reconnaître dans cette notion une préfiguration de la notion actuelle de programme génétique. Voyez notamment La logique du vivant de François Jacob.]