Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/48

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tant qu’un certain nombre de principes mécaniques, ils n’ont pas senti combien ils rétrécissaient la philosophie, et ils n’ont pas vu que, pour un phénomène qu’on pourrait y rapporter, il y en avait mille qui en étaient indépendants.

L’idée de ramener l’explication de tous les phénomènes à des principes mécaniques est assurément grande et belle ; ce pas est le plus hardi qu’on pût faire en philosophie, et c’est Descartes qui l’a fait ; mais cette idée n’est qu’un projet, et ce projet est-il fondé ? Quand même il le serait, avons-nous les moyens de l’exécuter ? Ces principes mécaniques sont l’étendue de la matière, son impénétrabilité, son mouvement, sa figure extérieure, sa divisibilité, la communication du mouvement par la voie de l’impulsion, par l’action des ressorts, etc. Les idées particulières de chacune de ces qualités de la matière nous sont venues par les sens, et nous les avons regardées comme principes, parce que nous avons reconnu qu’elles étaient générales, c’est-à-dire qu’elles appartenaient ou pouvaient appartenir à toute la matière ; mais devons-nous assurer que ces qualités soient les seules que la matière ait en effet, ou plutôt ne devons-nous pas croire que ces qualités, que nous prenons pour des principes, ne sont autre chose que des façons de voir ; et ne pouvons-nous pas penser que, si nos sens étaient autrement conformés, nous reconnaîtrions dans la matière des qualités très différentes de celles dont nous venons de faire l’énumération ? Ne vouloir admettre dans la matière que les qualités que nous lui connaissons me paraît une prétention vaine et mal fondée ; la matière peut avoir beaucoup d’autres qualités générales que nous ignorerons toujours ; elle peut en avoir d’autres que nous découvrirons, comme celle de la pesanteur, dont on a dans ces derniers temps fait une qualité générale, et avec raison, puisqu’elle existe également dans toute la matière que nous pouvons toucher et même dans celle que nous sommes réduits à ne connaître que par le rapport de nos yeux : chacune de ces qualités générales deviendra un nouveau principe tout aussi mécanique qu’aucun des autres, et l’on ne donnera jamais l’explication ni des uns ni des autres. La cause de l’impulsion, ou de tel autre principe mécanique reçu, sera toujours aussi impossible à trouver que celle de l’attraction ou de telle autre qualité générale qu’on pourrait découvrir ; et dès lors, n’est-il pas très raisonnable de dire que les principes mécaniques ne sont autre chose que les effets généraux que l’expérience nous a fait remarquer dans toute la matière et que, toutes les fois que l’on découvrira, soit par des réflexions, soit par des comparaisons, soit par des mesures ou des expériences, un nouvel effet général, on aura un nouveau principe mécanique qu’on pourra employer avec autant de sûreté et d’avantage qu’aucun des autres ?

Le défaut de la philosophie d’Aristote était d’employer comme causes tous les effets particuliers ; celui de celle de Descartes est de ne vouloir employer