Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/290

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

car le voyageur emporté par l’appétit ne s’arrête guère aux nuances ; il mange aveuglément de tous les plats et se contente de tous les lits ; vous m’auriez consolé des huîtres qui me fuyaient, ah !… et vous m’avez fait fuir comme elles !…

Parcourir trente lieues de littoral sous les bouffées tonifiantes de l’air salin ; jouir, pour tous ses mouvements et pour tous ses actes, d’une liberté grande comme la mer ; contempler à chaque instant des vaches laitières superbes qui donnent envie d’être veau ; avoir sous les yeux, dans un heureux accord, les trois races les plus fécondes et les plus vigoureuses, les races irlandaise, canadienne, écossaise, et ne pouvoir trouver une seule femme qui vous révèle le secret de cette harmonie partout ailleurs ignorée, c’est à en devenir exaspéré, et l’on se sent des tisons courir dans la racine des cheveux.

Pourtant, un jour, au milieu même de cette laideur endémique, dans cette poignante uniformité de binettes retorses, j’ai failli faire un rêve, j’ai failli trouver une vraie fille de cette Ève adorée, quoique pécheresse, qui a laissé à toutes ses descendantes un morceau de la pomme fatale.

C’était par une nuit terne et crue ; l’atmosphère était pleine de gelées indécises ; on se demandait s’il allait neiger ou pleuvoir ; toutes les étoiles avaient un feutre, et des brouillards gris couraient dans le ciel qui semblait peuplé de saules pleureurs. La Baie était nue et les rivages, recevant les gémissements de ses flots, semblaient se plaindre avec elle ; de temps à autre, la