Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/291

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lune s’amusait à jeter des lueurs sur les raies boueuses et les longues flaques d’eau du chemin ; pas un passant, pas même un hibou éclairant la savane de ses deux yeux ronds comme des calus de lave ; seul, le quac, ce gibier morose, éternel vieux garçon qui hante les grèves à la tombée du jour, lâchait par intervalles le cri sec et dur qui lui a valu son nom. Les cieux, la mer, les champs, tout était désert ; tout s’était réfugié, pour garder la chaleur et la vie, dans les entrailles de la nature ; et, dans cette immensité froide, sous ce firmament transi d’où tombaient déjà les longs fils glacés qui couvrent la terre d’un réseau de frimas, seul, le chroniqueur du National s’avançait, de ce pas de géant qui le distingue, vers l’hôtel du père Chalmers, situé à vingt et un milles de Bathurst.

Il était onze heures du soir lorsque le poing formidable et gelé du chroniqueur frappa à la porte de l’hôtel et que son talon, plein de terre glaise, retentit sur le perron du vestibule. Sarah était encore debout. Sarah, c’est la fille et la nièce des géants, c’est la reine de la Baie, une femme de cinq pieds huit pouces, souple, veinée, aux muscles frémissants, comme la cavale d’Arabie qui fait cinq lieues à l’heure.

Le père de Sarah est un homme de soixante-seize ans, qui a six pieds trois pouces, Écossais d’Écosse, venu pour fonder un foyer dans la Baie des Chaleurs, il y a quarante-deux ans. D’abord, il construisit une petite auberge, sorte de station pour les quelques voyageurs qui, dans ces temps primitifs, faisaient en voiture tout le littoral du Nouvcau-Brunswick. Puis, les voyageurs augmentèrent, et, avec eux, l’auberge du bonhomme qui s’accrût d’une rallonge, puis d’une autre, jusqu’à ce