Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/424

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arrivent en foule dans les nouveaux établissements, et bientôt on y voit surgir de véritables petites villes qui, en peu d’années, deviennent des cités importantes.

C’est là ce que j’appelle un principe de colonisation ; faire des routes d’abord. Nous, nous procédons à l’inverse, et, même, nous ne procédons pas du tout ; aussi nous perdons tout notre monde qui se lasse d’attendre et qui quitte d’admirables terres, parce qu’on est ruiné et que, pendant vingt ans, on s’est nourri d’espoir, pendant vingt ans on a fixé en vain ses yeux sur les gouvernements qui se soucient comme de l’an douze que telle ou telle région se développe… et qui gardent toutes les allocations budgétaires pour les comtés amis où il n’y a souvent aucun travail à exécuter, mais des faveurs à prodiguer aux membres qui votent bien.

Telles, dans leur ingénuité et leur simplicité éloquente, m’assaillaient ces réflexions, pendant que la huche, ci-haut mentionnée, restait béante devant moi et que les deux gamins, aussi sus nommés, arrivaient sur le seuil de la porte avec leurs brochetées de truites. Ô Providence ! ô nature secourable et généreuse ! Dans un pays où la viande fraîche est aussi rare pour les hommes que l’avoine pour les chevaux, des truites sortant de la rivière, encore vivantes ou à peu près, m’apparaissaient comme une manne miraculeuse, comme un bienfait qui ne se renouvellerait plus dans le cours de ma vie. Je ne savais pas, hélas ! que je dusse en être rassasié bientôt au point d’en sentir le dégoût. C’est toujours ainsi pourtant ; l’homme est un