Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/429

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Horace avait déjà tendu à Néron deux ou trois fois son flacon de genièvre ; le tyran y puisait à gorgées profondes, oubliant Rossus tout à fait abruti du reste par la bonne chère qu’il faisait le long de la clôture, parmi les grandes herbes vertes. Je songeais, pétri de satisfaction et gonflé de pain de ménage : le pain de ménage est une des gloires du Saguenay ; quiconque n’en a pas mangé ne connaît pas la moitié de la vie. Ce qu’il y a dans le froment dont il est fait, je l’ignore, mais il a un goût unique, délicieux ; il paraît lourd et il est plus léger qu’une promesse de femme ; on en mange deux fois plus que de pain blanc et on s’en aperçoit deux fois moins ; comparé à lui, le pain de la ville n’est autre chose que du mortier, et cela pour deux raisons ; d’abord, il est toujours fait avec de la farine médiocre, sans précaution, sans art ; ensuite, il n’est jamais cuit, d’où vient chez nous la grande et mauvaise habitude des toasts,[1] qui supplée à l’ignorance du boulanger et corrige son œuvre malsaine. Quand nous aurons de vrais boulangers français, nous saurons alors ce que c’est que du pain ; jusqu’à présent nous ne connaissons encore que la pâte.

Ne trouvant pas l’heure au coucou, je regardai ma montre ; il était six heures passées, détail à peu près indifférent aux trois quarts des lecteurs, et j’avoue qu’aujourd’hui cela m’est presque indifférent à moi-même. Toutefois, je venais à peine de refermer ma montre que j’entendis autour de moi des chuchotements des questions, et que je vis toutes les têtes s’avancer vers moi et me regarder avec une curiosité visible.

  1. Mot anglais qui signifie des tranches de pain rôti.