Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/430

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Évidemment je venais de piquer les indigènes. L’un d’eux, s’approchant d’Horace, lui demanda à demi-voix si j’étais un orfèvre, à quoi le philosophe, toujours flegmatique, répondit que j’étais simplement un accordeur de pianos venu pour s’établir dans la vallée du lac Saint-Jean !….

Cela dit, il n’y avait plus qu’à fuir honteusement : nous fuîmes. Nous fîmes quatre lieues au galop… Rossus était évidemment gris.

À la nuit tombante, nous arrivâmes chez le père Jean qui tient le half-way house,[1] une maison qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans ces parages barbares, tant elle a de propreté, tant on y trouve de choses inattendues. Figurez-vous que j’y ai mangé de la viande fraîche, quand, dans le Saguenay tout entier, un morceau de bœuf ou de mouton est introuvable. Et pourtant le Saguenay est le pays des veaux. Il n’y a sorte de maison pauvre, de chaumière misérable au seuil de laquelle on ne voie un veau de trois à quatre semaines, la queue raide, les oreilles retroussées, le nez couvrant la face, les flancs comme une vessie dégonflée et les jambes tricolant comme une dénégation ministérielle. Les mères ne peuvent les nourrir, parce qu’elles ne peuvent rester en place ; les mouches les dévorent ; aussi, dès que vous arrivez près d’une de ces maisons et que vous vous arrêtez seulement quelques instants, vous sentez-vous tout à coup tiré soit par le bas de votre habit, soit par vos pantalons ; vous vous retournez… c’est un veau qui vous tète.

  1. Littéralement : maison mi-chemin, c.-à.-d. qui se trouve à mi-chemin entre deux endroits.