Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/431

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Donc, chez le père Jean, nous mangeâmes de la viande, sur une table nette, avec du linge blanc et des fourchettes, puis nous filâmes vers Hébertville, la plus grande paroisse de la vallée du lac Saint-Jean.

Il était alors dix heures du soir et la pluie avait battu les sables, de sorte que nous allions avoir de la fraîcheur et des chemins durs. La lune, combattant avec un amas de nuages de toutes les formes et de toutes les couleurs, se frayait son chemin comme un pionnier à travers les feuilles d’arbres et de touffes entremêlées. Tantôt elle apparaissait soudaine, entière et éclatante, jetant sur toute la vallée comme un flot de rayons qui éclairaient en un clin-d’œil les précipices, les lacs, les rochers noirs et les longues traînées de pins et de cèdres brûlés jusqu’au sommet : alors, c’était un spectacle ravissant et formidable. La lumière de la lune a toujours quelque chose, ou de doux qui semble couler comme une onde de perles sur les yeux, ou de farouche qui ajoute à l’horreur des ténèbres, en les remplissant de mille formes insaisissables et souvent monstrueuses. Tantôt, elle ne montrait d’elle-même qu’un segment rompu, qu’un cercle coupé par le passage rapide de quelque nuage, et alors il n’y avait plus que du farouche tout seul ; Rossus lui-même devenait fantastique ; on ne lui voyait plus qu’une oreille et deux pattes galopant sur le chemin. Néron, abandonné aux dieux nocturnes, se balançait comme un épais fantôme sur le siège de devant ; Horace, complètement abruti, cognait des clous en cadence sur son manche de para-