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Le Canada offre un fait unique dans l’histoire. C’est le fait d’une grande majorité des habitants possédant le sol, écartée presque entièrement et dominée par une petite minorité d’hommes venus de l’extérieur.

L’histoire montre bien des nations entières opprimées et décimées par une poignée de conquérants, réduites au dernier degré d’abjection, mais on ne vit jamais une nation jouissant de droits égaux avec ceux qui la conquirent, appelée comme eux à l’exercice de toutes les libertés publiques, à participer à tous les bienfaits de la civilisation, se condamner elle-même à l’absorption et à une déchéance qui équivaut à l’anéantissement. Qu’une occasion se présente, les Canadiens n’oseront se faire valoir, mais ils brailleront pendant un mois si on le leur reproche.

Ils savent très-bien se rendre aux neuvaines, aux confréries, mais ils ne savent pas aller là où les attendent la rivalité, la lutte des autres races, l’occasion de s’affirmer, de se signaler, de manifester leur caractère propre, à côté des Anglais, des Irlandais et des Écossais.

Cependant, toute leur éducation de collège leur a été donnée en français ; les prêtres n’ont cessé de se représenter à eux comme les sauveurs de notre nationalité ; ils leur ont fait entendre ce mot sous toutes les formes ; dans les élections, sur les hustings, les conservateurs n’ont cessé de le crier aux habitants des campagnes ; d’où vient donc que cette nationalité n’est guère qu’une dérision ?

Quoi ! je vois des Irlandais venir ici d’outre-mer, pauvres, déguenillés, et en peu de temps, par leur énergie et leur esprit national, se produire au grand jour, se faire une place à part dans les événements de la politique, être courtisés par tous les partis, tenir les gouvernements en émoi par leurs moindres gestes, tandis que nous, Canadiens-Français, premiers habitants et presque seuls possesseurs du pays, nous ne pouvons même pas former une société nationale qui se montre à un lever du Gouverneur !

Allez voir ce qu’est devenue notre nationalité à la Nouvelle-Écosse, cette ancienne colonie de la France. Dans aucun centre populeux on n’y parle le français.

Et vous croyez pouvoir conserver ici cette nationalité sans la nourrir par les idées du progrès, sans l’illustrer par la vaillance et le génie de ses enfants !