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— Du Royal Grenadier ?

— D’aucun.

Comment ! Vous n’êtes pas officier ! mais que pouvez-vous donc être ?

— Je suis agent d’une compagnie de thés.

Pâleur mortelle, pâmoison, affaissement de la jeune fille. Elle n’eut que la force de dire d’une voix où l’horreur se mêlait au désespoir : « Monsieur, conduisez-moi vite auprès de maman, je vous prie. »

Le tour était joué.

Le lendemain, la jeune fille « qui aime les militaires, » rencontrait le soi-disant agent de thés à la tête d’un brillant régiment de hussards, et le cruel lui faisait un salut qui dût descendre en son cœur, comme une lame dans du beurre frais.

Si les officiers anglais rient des jeunes filles et les laissent courir après eux par passe-temps, ils ont prodigieusement raison.

Si, comme eux, j’avais le charme que donne une raie nettement tracée au milieu du front, une barbe dont les poils soyeux et artistement touffés s’effilent sous des doigts caressants, un uniforme qui laisserait deviner les grâces ondoyantes de mon individu, je me ferais un plaisir malin d’inonder le Bas-Canada de victimes.

Je n’aurais qu’à choisir et qu’une crainte, celle de ne pouvoir jamais me reposer sur mes lauriers.

Car il en est ainsi ; les jeunes filles de ce pays ne peuvent jamais se lasser du « Right about turn, fix bayonet. »

Le fusil à aiguille prussien peut tirer, par minute, 12 coups, le chassepot, 11, le Snider (Angleterre) 10, le Remington (Danemark) 14, le Peabody (Suisse) 13, le Wœnzi (Autriche) 10, le Werndi (même État) 12, et le fusil à répétition de Henri Winchester, (Amérique du Nord) 19.

Tant que les hommes auront des maîtres, ils ne pourront s’amuser qu’avec ces joujoux-là.

Et cependant, pour être tous libres, ils n’auraient qu’à être tous frères.

Qu’est-ce qui fait aujourd’hui la réforme électorale en Angleterre ? C’est l’extension du suffrage chez d’autres peuples. Sans cela, les Anglais, fiers du surplus de libertés qu’ils avaient sur les autres nations, n’auraient pas cherché peut-être à l’augmenter.

Tous les droits sont solidaires. La révolution française l’avait bien compris quand elle mettait en tête de tous ses actes : « Liberté, Égalité, Fraternité, » trois mots qui ne peuvent aller l’un sans l’autre.