Page:Buies - La lanterne, 1884.djvu/40

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L’art de croire n’est rien ; tous les imbéciles viennent au monde perfectionnés dans cet art-là. Mais l’art de paraître croire ! voilà qui est essentiel. Il faut pour posséder cet art un stage d’au moins un an dans les bureaux du Nouveau-Monde, ou un apprentissage illimité dans les confréries du Scapulaire Bleu de l’Immaculée Conception, du Scapulaire Rouge du Précieux Sang, du Scapulaire Noir du Mont-Carmel — il y en a pour tous les goûts, afin d’éviter les discussions — ou encore dans la confrérie de la Couronne d’Or, de l’Adoration Perpétuelle, du Rosaire-Vivant… etc… après quoi on passe dans les bureaux de la Minerve où l’on apprend l’art de faire croire, qui est le dernier degré de toute ambition intelligente.

Je lis que la reine d’Espagne s’est sauvée en France, emportant avec elle la couronne et tous ses bijoux, plus 22 millions de réaux en or.

Je sais bien qu’il y a deux morales, l’une pour les princes, l’autre pour les simples mortels. J’ai même fait des études particulières des différents genres d’honnêteté dans la Minerve, où l’on apprend que la conscience des hommes au pouvoir ne peut être comme celle des simples citoyens.

Mais il m’arrive toujours de fourrer mon nez partout où je ne comprends rien.

Je me suis donc demandé si les bijoux de la couronne appartenaient bien à Isabelle ii, depuis qu’elle n’est plus reine, et si les 22 millions de réaux qui forment sa liste civile sont bien à elle, dès lors qu’elle ne règne plus.

Je suis dans une perplexité extrême. Mais si l’on m’assure que les bijoux de la couronne et les réaux appartiennent de droit divin à l’ex-reine d’Espagne, alors je comprendrai absolument tout.

Le droit divin ne pouvant se perdre, grâce à son origine, si on ne l’applique plus aux trônes, il convient du moins de l’appliquer à l’argent qu’on en retire.

C’est de la plus stricte logique. On ne peut jamais les prendre en faute, les absolutistes ; c’est ce qui me désole.

Si, grâce à nos institutions, nous n’avons pas la presse bâillonnée, en revanche nous avons la presse ébêtée.

Je ne sais pas si c’est un avantage ; dans tous les cas, nous le payons cher. Nos journaux en effet trouvent le moyen d’être plus serviles et plus plats devant la seule puissance qui règne chez nous, que les français ne le sont devant les 600,000 bayonnettes de l’empire.

Ici, la servilité n’est pas imposée ; elle est volontaire, gratuite, adulée, recherchée à cœur-joie, avec transport. Nous sommes bien