Page:Bulletin de la Commission départementale des monuments historiques du Pas-de-Calais, tome 6, 1935.djvu/181

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l’abbaye dans la voiture du prieur pour redemander la châsse à Monsieur l’Abbé ; mais n’ayant pu parler à Monsieur l’Abbé, la vue des soldats les intimida, et ils s’en retournèrent comme ils étoient venus. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que le cocher même du prieur, qui étoit un des mutins, les conduisoit contre les intentions de son maître. Quoique le prieuré fût gardé par des soldats, les religieux n’y étoient point trop tranquilles, on tiroit des coups de fusils dans les fenêtres de leurs chambres, et ils n’osoient coucher dans leur lit ; de plus ils étoient comme enfermés chez eux, n’osant sortir de la maison, crainte d’être insultés. Ce fut en septembre 1751 que se passèrent ces scènes scandaleuses. Pour donner cette histoire de suite, je vais rapporter comme elle se termina. Les soldats ayant un peu modéré la fureur des habitans, on entra en procès civil au Conseil d’Artois, et sire Paul Tabary étant mort, en partie de frayeur de ce qui s’étoit passé, le 10 de janvier de 1752, sire Killien Gruyelle lui succéda et continua le procès. Le flegme avec lequel ce nouveau prieur se comporta d’abord, déconcerta les habitans. Il n’a point peur, celui-ci, se disoient-ils les uns aux autres ; et ils restèrent assez tranquiles, jusqu’à ce que le Conseil adjugea la châsse aux religieux, sur un mémoire imprimé que Monsieur Gruyelle avoit composé lui-même. Le 14 de mai 1753, à huit heures du matin, la communauté s’étant rendue au chœur, elle conduisit cette châsse en procession, en chantant le répond Ecce sacerdos, jusqu’à la porte de la cour. On la mit dans un carosse, et deux religieux avec le procureur fiscal la conduisirent au prieuré, où elle fut déposée dans la chapelle sans aucun obstacle de la part des habitans ».

« Monsieur Gruyelle croyant que la frénésie des habitans étoit passée, crut devoir exposer la châsse de Saint Killien à leur vénération, le jour de la fête de ce Saint, qui est le 13 de novembre. Il fit placer la châsse sur une estrade au milieu de la nef de la petite église du prieuré. Mais deux femmes l’enlevèrent et eurent la hardiesse de la reporter à la paroisse, où tous les manans la placèrent en tumulte. Alors il fallut instruire un procès criminel contre les deux femmes. Enfin le 19 de mars 1754, le Conseil rendit un arrêt qui condamnoit les deux femmes qui avoient enlevé la châsse, à recevoir le blâme un jour d’audience par le premier président, à payer tous les frais du procès, et de plus chacune cent livres d’amende, la moitié aplicable au Roi et l’autre au Prieur d’Aubigny. Il semble que ce même arrêt eût dû ordonner la restitution de la châsse ; point du tout ; le prieur d’Aubigny fut encore obligé d’entrer en cause civile pour obtenir la châsse, qui restoit dans l’église paroissiale depuis l’enlèvement. Enfin, dans le mois de juin, le prieur obtint un arrêt qui lui permettoit de reprendre la châsse pour la remettre dans la chapelle du Prieuré, de faire exécuter la visite et la translation de la châsse par des délégués du secrétariat de l’Evêché, et de prendre autant de cavaliers de maréchaussée que bon lui sembleroit, pour contenir les habitans, à qui il étoit deffendu, sous peine de punition, de s’opposer aucunement à cette translation ; et la châsse fut transférée solemnellement dans la chapelle du prieuré, où elle se voit au-dessus de l’autel, couverte d’une grille de fer, où elle restera longtemps sans être exposée autrement à la vénération des fidèles, crainte d’un autre enlèvement. Comme les femmes qui avoient enlevé la châsse n’avoient rien, le prieur paya tous les frais du procès, ce qui est un bel exemple de l’administration de la justice d’Artois, qui ne se rend qu’à force d’argent  »[1].

  1. La châsse fut rapportée à l’église paroissiale en 1791, après la suppression du Prieuré. Dépouillée de ses ornements par les révolutionnaires, cachée sous la Terreur, renouvelée après le Concordat, elle y est encore conservée avec ses précieuses reliques.