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DE L’ASIE FRANÇAISE

y accède avec une facilité relative. Du Sé-tehouan, au contraire, il faut pour y parvenir forcer de très gros obstacles. Parlant des marches montueuses qui séparent les régions peuplées de ces deux provinces limitrophes, M. Marcel Monnier écrit : « À part les vallées de Tchao-toung et de Toung-tchouan, deux points perdus dans cet énorme massif de 150 lieues d’épaisseur, d’une altitude moyenne de 2.700 mètres, tout est solitude ; rien n’autorise à croire qu’à une époque quelconque une population tant soit peu dense ait réussi à s’implanter sur ces hauteurs, à féconder ce sol métallifère mais ingrat. » Lorsqu’on vient des plaines du Sé-tchouan, on ne recommence à trouver la vie que dans les régions du Yunnan qui penchent vers le Tonkin. Aussi ne faut-il pas s’étonner de ce que le commerce yunnanais se dirige de plus en plus vers Mong-tsé, maintenant que le Tonkin est un pays sûr, bien administré, et que le trafic des régions voisines peut suivre sa pente naturelle qui descend vers le Delta du fleuve Rouge.

Cette situation est si vraie que, malgré la restauration économique graduelle du Yunnan depuis la fin des ravages de la guerre musulmane, le commerce de cette province avec le Sé-tchouan ne parait pas augmenter, bien au contraire. Quelques indications permettent d’en juger, par exemple celle-ci que nous trouvons dans le Tour d’Asie de M. Marcel Monnier « Jadis, nous déclare le P. Gaudu qui réside ici (Tchao-toung) depuis dix ans, le transit entre Tchao-toung et Yunnan occupait en moyenne 3.000 chevaux. À présent c’est tout au plus s’il en emploie 2 ou 300. » Si l’on rapproche de cela les constatations de la Mission Lyonnaise, on peut penser que cette diminution est due à la concurrence grandissante que la voie de Mong-tsé fait à la route du Nord, qui a été rendue possible par le règne au Tonkin de la paix française, grâce à laquelle les choses tendent peu à peu à prendre leur cours naturel.

En réalité, le Yunnan est pour la Chine quelque chose d’extérieur, comme une colonie. Elle y règne, non en vertu des facilités géographiques, mais parce qu’elle a été, dès une très haute antiquité, le seul grand organisme social de l’Asie orientale, qui devait fatalement, contre la nature physique même du terrain, attirer peu à peu dans son orbite toutes les régions voisines. Mais, malgré tout, la montagne s’est si bien défendue, qu’elle a empêché jusqu’ici le pays de prendre un caractère nettement chinois. Elle abrite des quantités de tribus aborigènes, ayant une culture moins avancée mais d’une origine tout autre que celle des Célestes. Ces peuples, que les Chinois appellent Lolos, Miao-tsé, occupent toutes les hauteurs du Kouei-tchéou, du Kouang-si, de l’île de Haï-nan, du Yunnan et du sud-ouest du Sé-tchouan. Ils semblent frères des races non annamites que nous rencontrons dans le haut Tonkin. Leur origine, leurs parentés sont encore un mystère, dont l’étude, poursuivie par nos missionnaires, donnera sans doute lieu à d’intéressantes constatations. Ils semblent être descendus du Thibet par migrations successives, mais en tout cas ils ne sont pas encore, ils sont loin d’être assimilés aux maîtres politiques chinois.

Si nous faisons observer ainsi que nous avons, de l’autre côté des frontières de l’Indo-Chine, une Chine qui, par l’ethnographie pas plus que par la géographie, n’est pas tout à fait chinoise, ce n’est pas pour justifier l’arrière-pensée d’arracher politiquement ces régions an Céleste Empire. C’est pour montrer seulement qu’elles semblent destinées à trouver ailleurs qu’en Chine, c’est-à-dire dans notre empire indo-chinois, leur centre d’attraction économique. La chose est évidente pour le Yunnan séparé du Nord par un chaos de montagnes, de l’Ouest par quatre plissements gros comme les Alpes, tandis qu’il se présente comme un espalier ouvert du côté du Tonkin. Dans le Kouang-si, au sud-ouest du Kouang-toung, ausud du Kouei-tchéou, la même situation existe, bien que moins exclusive et moins nette. Il est vrai que nous pourrions diminuer cette incertitude en tirant, comme nous l’avons dit, parti du port de Kouang-tchéou-ouan ouvert par nous. Notre situation eût été encore beaucoup meilleure si nous avions su, à l’heure des compensations, ne pas rester, pour ainsi dire, timidement collés au Tonkin, mais bien porter notre poste avancé dans un des havres qui occupent, à l’ouest du Si-kiang, une situation symétrique à celle de Hong-kong à l’estdu Delta de Canton.

Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel des choses, notre zone d’action est de beaucoup la mieux délimitée qui soit en Chine. Elle nous engage à peine dans l’imbroglio chinois. Personne, ou presque, ne peut songer à venir nous disputer ce champ qui, il faut le reconnaitre, s’il a pour nous une grande valeur par suite de sa situation, ne présente pour tout le monde qu’une valeur intrinsèque médiocre, en tout cas bien moindre que celle de régions plus centrales du Céleste Empire. L’Allemagne a les yeux tournés vers un pays situé beaucoup plus au Nord. L’Italie a songé à s’installer près de l’embouchure du Yang-tsé. Les États-Unis se contentent, pour l’instant, de se faire donner par toutes les puissances extrêmes-orientales, y compris la France, l’assurance qu’elles n’opposeront aucun tarif différentiel au commerce américain dans les sphères d’influence qu’elles pourraient acquérir. Si les Américains voulaient des territoires, ils sont gens à disputer aux plus ambitieux les meilleurs morceaux. Le Japon, installé à Formose, vise le Fo-kien. Cette nation, en quête d’un empire, ne songerait à nos régions que si l’Asie française devenait une proie trop facile, un poids mort, un boulet, comme les traditionnelles colonies espagnoles. Et on sait que les efforts faits maintenant à Saïgon tendent, au contraire, à faire de notre Indo-Chine une force vivante, capable de faire par elle-mème équilibre aux pressions venues du dehors, comme l’a dit M. Doumer dans le discours que nous publions dans les premières pages de ce Bulletin.

Une seule politique se heurte à la nôtre dans le Sud-Ouest, et la fatalité veut que, une fois de plus, ce soit celle de l’Angleterre.