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21 janvier 1899.
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LA VIE PARISIENNE

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[1]


IX 

Trente ans.


« Il y a très peu de femmes qui soient dignes du veuvage » dit souvent un vieil ami que j’ai. Il pourrait ajouter que la plupart d’entre nous sont même indignes du divorce. Les progrès du féminisme, je présume, nous amèneront quelque jour à goûter le charme des repas solitaires, l’ivresse de rentrer seules le soir, l’intime satisfaction de n’avoir personne en permanence de l’autre côté du feu, mais pour arriver à ces dignités supérieures nous avons encore de la route à faire.

Quant à moi, c’est depuis mon divorce que j’ai connu l’ennui. L’ennui de n’avoir pas de choses à faire pour quelqu’un. Mon premier voyage à Bayreuth m’ayant distraite, j’ai couru l’Europe pour m’occuper. Je suis allée au Maroc galoper de petits chevaux pas ferrés qui sautent comme des caniches ; en Angleterre, remonter la Tamise sur des house-boats pleins d’étoffes Liberty ; en Grèce, prendre la fièvre ; en Autriche, regarder la Passion Verte de Dürer ; dans les glaciers de Suisse, rêver au primitif chaos ; en Hollande, errer sur les eaux plates entre des villages peints en bleu ; en Italie enfin, où m’est arrivée une histoire…

Après avoir passé tout septembre à Florence j’étais venue à Venise avec le projet d’y rester l’hiver. Je connaissais là Miss Siddons, une délicieuse femme de lettres anglaise, un consul agréable, et quelques artistes. Tous ces gens représentaient la possibilité de pouvoir, à l’heure du thé, causer sous les lampes. Je m’installai dans un appartement où un minuscule lit de fer, que décoraient des colombes affolées, se perdait dans l’immensité d’une pièce improbablement peinte à fresque et où il y avait, dans le salon, des meubles frénétiquement dorés, absurdement sculptés, qui se décollaient au moindre effleurement, et, sur les murs, des glaces énormes qu’encadraient des dragons tortillés, à figures stupides.

Avec quelques vieilles brocatelles jetées sur ces horreurs, beaucoup de fusains dans les beaux vases en terre cuite que l’on fait à Ponte di Brenta, de vieux fauteuils à velours élimés qui avaient l’air de se souvenir, et des fleurs, je parvins à faire un endroit habitable de ce salon et je m’y trouvai bien.

Venise me causa d’abord de l’irritation, pourtant l’idée qu’il en faudrait partir m’était désagréable. Elle me repoussait et m’attirait, l’étrange ville, comme font parfois les êtres que l’on doit un jour aimer passionnément.

Après l’art florentin, la fantaisie de Venise heurtait mon rêve intime. Les placages de marbre, cette façon de n’orner que les façades des palais, comme s’il s’était agi de planter rapidement un décor, cet entassement de fragments pris partout et rapprochés sans système déterminé, l’excès des colorations, le tumulte des formes me choquaient. Saint-Marc même, le grand reliquaire, me semblait l’œuvre de barbares épris du seul faste des reluisances. Ce peuple, de tout temps, avait manqué de vie intérieure ; et pourtant quelle magie dans les aspects changeants de ces architectures ! Je n’admettais pas encore, que déjà j’étais séduite, et il y avait

  1. Voir les numéros des 19, 26 nov., 3, 10, 17, 24 déc. 1898, 7 et 14 janvier 1899.