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28 janvier 1899.
LA VIE PARISIENNE

menter leur bonheur personnel. Quelle bonne maison ! On y trouvait cette chose improbable : la campagne, moins l’ennui !

À l’ordinaire, j’arrivais à Laizeray avec un vaste plan de lectures. Celle année-là, je devais « rafraîchir » ma littérature anglaise, et mes projets étaient tellement ambitieux que je n’avais pas une minute à perdre, aussi fus-je un peu agacée en voyant, le lendemain de mon installation, M. de Rancailles entrer dans la bibliothèque, où je m’étais mise à une grande table avec mes crayons, mes cahiers et la Reine des Fées.

— Vous n’êtes donc pas à la chasse ? dis-je avec une douteuse gracieuseté.

— Non. Les chiens n’ont pas de nez par ce temps-là. Vous verrez qu’ils rentreront bredouille… Mais je vous dérange peut-être ?… Que lisez-vous là ?…

— Vous ne me dérangez pas… C’est la Reine des Fées.

— Vous aimez la littérature anglaise ? Moi aussi. Avez-vous remarqué que c’est Shakespeare qui nous a fourni toutes les images concrètes que nous avons sur l’amour : Roméo, amour-passion ; Othello, amour-jalousie ; Caliban, amour-bestial ; Portia, amour-dévouement ; Béatrice, amour-goût…

— Il a oublié l’amour-littérature, sur lequel il reste bien des choses à dire.

— L’amour où l’on n’aime pas, c’est une maladie de la vanité, à quoi je ne peux vraiment pas m’intéresser.

— Mais personne ne s’intéresse plus à aucune sorte d’amour, c’est démodé…

— Quelle folie, nous ne nous intéressons pas à autre chose… Tenez, avez-vous jamais, dans les rues, examiné de quoi sont composés le décor et la circulation : boutiques de bouchers, d’épiciers, de fruitiers, paniers d’huitres, étalages de marchands de volailles qui débordent sur le trottoir, restaurants, marchands de vin, voitures qui transportent des nourritures, gens qui portent des pains, des bouteilles ; à tous les pas on se heurte contre des activités employées à servir le besoin de manger… On dirait que la ville entière ne pense qu’à cela et qu’elle y pense sans trêve ; eh bien, l’amour est dans la vie de tous au même degré d’importance que la faim ; lui aussi circule dans les rues et les encombre, il est dans tous les yeux qui se rencontrent, dans l’arrêt hypnotisé des femmes devant les vitrines où sont les objets d’élégance qui pourraient les faire plus jolies, dans la préoccupation des hommes en course vers les affaires qui devraient les faire plus riches. On n’agit qu’avec l’amour pour but, il est au fond de tout travail, c’est vers lui que tendent toutes les conversations…

— Prenez garde ! Vous allez être obligé de me faire une déclaration…

— J’y songeais ! Depuis un mois je n’ai cessé de penser à vous. Comment ai-je pu, moi qui suis un observateur soigneux de l’intimité des êtres, ne pas m’apercevoir depuis des années de votre supérieure distinction intellectuelle et morale ?

— Peut-être bien ne suis-je pas tellement supérieure ni tellement distinguée…

— Oh ! si ! Et à quel point ! Vous l’ignorez vous-même ! Seulement vous êtes une créature de mystère, une âme secrète. On dit de vous : « Elle est si bonne », et personne n’en sait davantage.

— Je ne suis même pas si bonne, je ne m’intéresse pas assez à mes semblables pour en dire du mal, voilà tout.

— Vous croyez que c’est par intérêt pour les gens que l’on dit du mal d’eux ?

— Sans doute ! On abîme ceux qui ne vous préfèrent pas ; les calomniateurs et les médisants sont des âmes fines qui souffrent.

— Je crains que vous ne soyez bonne, décidément… Mais vous êtes bien autre chose encore et c’est irritant de songer que personne ne s’en doute.

— Je voudrais bien savoir ce que cela peut vous faire.

— On souhaite voir comprendre à tous, les êtres que l’on aime.

— Vous m’aimez donc… comme c’est particulier !

— Non, c’est seulement très logique… Quand j’étais plus jeune, j’ai eu le goût des collections et j’ai dépensé pas mal d’argent pour avoir beaucoup de tableaux, de bibelots et de livres assez bons. Puis j’ai changé de système. J’ai tout vendu, et même fort bien, car je me connais en objets d’art aussi bien qu’en âmes. Maintenant je n’ai plus que trois choses : un portrait de Vélasquez plus beau qu’aucun de ceux de Madrid, une paix en or ciselé par Finiguerra pour le pape Martin V, un des premiers volumes de la première édition de Virgile faite à Venise en 1470 par les Alde, avec une reliure du temps et des annotations de la main des éditeurs. Je suis sûr d’avoir trois choses uniques et dont je ne rencontrerai nulle part de double ; j’ai trouvé ces merveilles dans des endroits où personne ne soupçonnait qu’elles fussent, entre les mains de gens incapables d’en apprécier la valeur… Eh bien, madame, vous avez les mêmes caractères que ce tableau, cette paix et ce livre ; comme eux vous êtes unique, et comme eux incomprise… Je vous ai découverte comme eux, et voilà pourquoi je vous aime.

— Mais je vous assure que je ne suis pas aussi incomprise que vous craignez.

— Bien entendu, on vous a fait la cour ! Comme vous êtes admirablement pure, on a dû se décourager vite. Mais personne ne vous a aimée pour votre vraie beauté intérieure… Pourquoi voulez-vous que j’admette que les hommes, qui sont tous des brutes pressées, aient vu en vous ce que moi, l’attentif scrutateur d’âmes, je n’y avais pas vu pendant tant d’années ! Non, madame, vous aurez beau m’affirmer le contraire, je suis sûr, je sais que personne avant moi ne vous a devinée.

Lorsqu’en m’habillant pour le dîner, je repassai dans ma tête notre conversation qui s’éternisa sur ce sujet, je me rendis compte que j’avais fini par accepter l’idée que personne jamais ne m’avait comprise, et que, dans l’effort de me mettre au niveau de la grande conception qu’avait de moi M. de Rancailles, j’avais fait beaucoup de mots d’auteur et exprimé une foule de sentiments étrangement tortillés.

Les jours suivants, la littérature anglaise eut encore un sort fatal. Rancailles et moi, nous nous retrouvions en sortant de table et nous allions dans les prés durcis de gel marcher sans fin, le long des lacets compliqués que faisaient les ruisseaux dont les eaux vives remuaient les menthes séchées par l’hiver et les cressons au vert tentant. Il fallait tout le temps parler de moi, raconter mon enfance et ma jeunesse. Aux détails de mes plus simples impressions il s’émerveillait ; plus il trouvait rares les choses qui m’avaient jusque-là semblé quelconques et plus mon désir de l’étonner davantage grandissait. Je faisais de la littérature sur moi-même, d’abord consciemment et avec un peu d’embarras, puis de très bonne foi et avec une grande satisfaction d’amour-propre. Je me trouvai des subtilités de pensée et de sensations qui me donnèrent de l’admiration pour mon personnage. Je changeai ma coiffure et il me sembla tout ensemble que j’avais l’importante maturité des grands esprits travaillés par la vie et que je rajeunissais.

Au bout d’un mois je quittai Laizeray ; le jour de mon départ, Rancailles me demanda si je voulais l’épouser.

— Ne vous hâtez pas de me répondre, dit-il en me voyant embarrassée ; je sais que chez les natures d’exception comme la vôtre l’amour ne peut être que le résultat d’une cérébration compliquée. Vous devez m’aimer un jour… J’aurai la patience qu’il faudra, car je considère que vous m’appartenez, comme la perle appartient à qui la découvre.

Je ne défends pas l’image, — lui en parut fort satisfait.

— Nous causerons de cela, me bornai-je à dire.

Je ne voyais pas d’avantage marqué à l’épouser, mais je me trouvais entre la chance de me compromettre en le laissant s’installer dans mon intimité, et la nécessité de me priver de ses admirations, qui me plaisaient fort. Or, je n’avais pas pour lui un goût suffisant pour que cela valût la peine d’y risquer ma réputation ; alors, ne serait-il pas mieux de l’épouser ? Je me mis à y songer sans horreur.

Peu de temps après le retour à Paris, il avait pris l’habitude de venir chez moi sans cesse, et je le laissai faire avec l’idée qu’il y aurait une réponse facile au premier potin auquel son assiduité donnerait lieu.

Il continuait à découvrir en moi chaque jour des magnificences dont toute seule je ne me fusse jamais doutée ; un soir pourtant il se mit à parler de lui-même, ce fut pour me raconter qu’il avait le génie de l’amitié, un sentiment auquel, à ce qu’il expliqua, les hommes n’entendent rien à l’ordinaire et qui nécessite un rare tact psychique. Du reste, il n’avait qu’un ami, mais quel ami c’était !

— Figurez-vous le garçon le plus merveilleusement doué,