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11 février 1899.
LA VIE PARISIENNE

ravir. Seulement, à l’instant de me quitter près de la porte du salon, il me prit les poignets et m’attira vers lui d’un mouvement brusque, auquel je résistai avec une contraction de tout moi qui peut bien avoir été exagérée.

Il rougit et dit gaiement :

— Je suis tout à fait fou ! Figurez-vous que j’ai failli vous embrasser… Voilà ce que c’est de donner aux gens l’illusion qu’on est leur sœur chérie…

— Bonsoir, frère, répondis-je du même ton joyeux.

Mais après son départ je m’aperçus que je n’étais pas gaie du tout, même je sentais une détresse singulière et neuve.

La vie m’a si peu donné d’heures douces qui n’aient eu de mauvais lendemains, que je n’ai jamais regretté rien de mon passé. Quand je songe à ce qui a été c’est avec le soulagement de savoir que c’est fait, terminé, que ce n’est plus à faire, et je me figure volontiers l’heure de la mort comme devant être pareille à celles où l’on rentre chez soi après les corvées mondaines. Le dernier soupir, il me semble, cela doit s’écrire : Ouf !

Eh bien, ce que j’éprouvais à ce moment-là, c’était le regret du passé. Non, pas tout à fait cela : le regret de ma jeunesse effacée. Jamais je n’avais songé à m’attrister en me sentant vieillir, au contraire, et voici que j’avais la poitrine serrée en me disant que j’avais trente-six ans. Quelle folie ! Car enfin que m’importait, n’avais-je pas arrangé ma vie pour glisser tout paisiblement de la maturité à la vieillesse, n’étais-je pas toujours pleine d’une pitié à base de mépris pour cette grande douleur des femmes devant la venue de l’âge ? Qu’arrivait-il en moi ?

J’allai vers une glace et tout près, tout près, j’examinai mon visage avec cette implacable lucidité que l’on ne peut avoir que pour soi-même. Et, à mesure que je découvrais toutes les petites tares que le temps m’a infligées, un gros chagrin bête gonflait en moi.

Non, bien vraiment, je n’étais plus jeune, encore quelques années et je ne serais plus jolie, l’étais-je même encore ? Est-on jolie à trente-six ans, peut-on encore être aimée… Oui peut-être, mais pour combien de temps ? Ah ! l’affreuse amertume de se sentir le cœur réveillé, avide comme à vingt ans, et de savoir que rien n’est plus possible, que l’on n’a plus d’avenir, que c’est fini, fini…

Comme j’ai bien pleuré ce soir-là, quelle rageuse jouissance je trouvais à ces larmes dont je me disais qu’elles allaient sans doute approfondir mes rides…



Pendant six mois je vécus dans une terrible lutte contre moi-même. J’avais des heures d’espoir où il me semblait que ma pauvre figure gardait encore sa jeunesse comme l’a gardée mon corps. Je me disais que pendant longtemps, dix ans peut-être, je serais encore capable de créer du désir. Quelque chose qui contribuait à exciter en moi ces illusions, c’était mon extraordinaire correspondance avec M. de Montclet. Il devait être bien différent de l’homme que j’avais connu, et attaqué par la manie de l’analyse, car il passait chaque jour au moins une heure à noter à mon intention ses états d’âme. Ils consistaient, ces états, à se figurer qu’il était redevenu amoureux de moi, et il m’écrivait des choses éloquentes sur le « rayonnement de ma mélancolie » et « l’aiguisement de beauté qu’en passant m’avait laissé la vie. » — Je répondais de temps en temps — hélas, faible cœur, elles me plaisaient ces lettres, comme la preuve que, peut-être, tout n’était pas fini… et pourtant ?… Pourtant la raison me reprenait souvent, et j’avais des moments d’affreux calme, d’une incroyable amertume. Comme c’est dur le renoncement, lorsqu’on est forcé de renoncer, lorsque ce n’est pas un choix héroïque, mais la nécessite qui l’impose ! Comme c’est dur…

Armand était sans cesse auprès de moi, sa tranquillité se coupait parfois d’orageux silences ; il en sortait par des plaisanteries forcées dont je ne parvenais pas à rire. Je m’énervais de ne jamais lui entendre prononcer le nom de cette femme dont il avait tant souffert. Un jour, comme il était particulièrement gai, car il avait le matin fini un chapitre qui le satisfaisait, je me risquai à dire :

— Êtes-vous guéri tout à fait ?

— Guéri de quoi ? demanda-t-il avec candeur.

— Mais de votre malheureux amour.

— Ah ! oui !… Très complètement guéri, comme on l’est d’une maladie qui vous salit pendant qu’elle dure, mais qui, disparue, vous laisse avec le sang purifié… Je suis très changé, j’ai compris la vie, et surtout je me suis compris.

— Peut-on savoir le résultat de ces compréhensions ?

— Pas encore… Quand mon livre sera fini et, s’il a du succès, je vous expliquerai tout.

Le livre eut du succès et il m’expliqua tout. Il m’aimait. Il m’aimait, le cher enfant, à travers l’illusion de moi qu’il avait créée. Son âme faible et forte m’avait douée de toutes les richesses, de toutes les grandeurs, de toutes les beautés, de toutes les puretés. Il croyait voir en moi une créature de neige et de diamant qui avait traversé la vie sans se souiller, sans se rayer. Il voulait m’épouser…

J’avais su que le jour viendrait où il dirait cette parole, je m’y étais préparée… tout fut inutile, je restai devant lui stupide ! anéantie ! désertée par ma force et par ma raison, car je l’aime, moi aussi, je l’aime, je l’aime avec mon être conscient et averti, moi entre les doigts de qui l’amour a coulé comme une eau vive, je l’aime avec cette place du cœur où germent les tendresses maternelles, avec cette profondeur où s’enracinent les saints amours d’épouse, avec les surfaces où vibrent les nerfs éperdus !

Et pendant qu’il me parlait fervent et grave je songeais : « Vivre ne fût-ce que quelques jours dans cette griserie magnifique du triple être sensuel, sentimental et intelligent… » Mais lui, lui, avais-je le droit de lui imposer le fardeau de mes années, le ridicule d’être le jeune mari d’une vieille femme ? Quand il aurait apaisé sa passion, quand il me verrait lutter misérablement pour conserver les restes de ma beauté, quelle souffrance et quelle humiliation lui seraient infligées ! Qu’y avait-il en moi qui méritât qu’il souffrît pour moi !…

Je lui dis maladroitement, avec de pauvres mots qui avaient honte, que j’étais trop vieille. Il m’interrompit, il ne voulait pas entre nous de paroles vaines. J’insistai, il s’exaspéra.

— Taisez-vous, vous dites des choses sottes, vous avez une autre raison à m’opposer que ces absurdités. Quelle est-elle, dites la vérité ? Pourquoi ne voulez-vous pas m’épouser… puisque vous m’aimez ?…

Il dit cela avec une incroyable autorité. Il savait. Je me sentais sa proie et c’était une délicieuse torture où se tonifiait mon courage. J’étais soulevée par une force frénétique, une envie de mourir pour lui.

— Oui, je vous aime, répondis-je très calme, mais, je ne peux, ne dois, ni ne veux vous épouser.

— Pourquoi ?

— Je ne suis pas libre.

— Pas libre ! Allons donc ! Ce n’est pas possible. J’entre ici à toute heure, s’il y avait un secret dans votre vie je le saurais… Mais répondez ! répondez donc !

— J’ai déjà répondu. Je ne suis pas libre…

— Vous avez un amant ! — Il cracha une injure, puis tout de suite :

— Pardonnez-moi… Je suis fou. Mais aussi, vous me faites trop mal… Je sens que vous mentez… je le vois dans vos yeux qui souffrent. Mais pourquoi mentez-vous ?

— En effet, pourquoi mentirais-je ? Non, je ne mens pas, mais j’ai bien le droit de souffrir, n’aurez-vous pas pitié de moi !…

— Pitié ! et vous, en avez-vous de la pitié ?… Vous saviez bien que je vous adorais, vous m’avez encouragé avec votre abominable douceur pour bien me prendre, et maintenant vous venez me dire que vous n’êtes pas libre ! Quelle misérable âme êtes-vous donc ? Vous saviez comme je peux souffrir, vous l’aviez vu ! Vous vous êtes amusée à me préparer pis encore… Que vous avais-je fait ? Pourquoi tout cela ? Pourquoi ?…

Je ne pleurais pas, j’étais froide et lucide, de cette lucidité affreuse qui, par moments, écarte les voiles de la folie.

Il me prit les poignets avec des doigts durs qui faisaient mal.

— Mais si vous n’êtes pas libre… cela veut dire que vous aimez quelqu’un… c’est cela, n’est-ce pas… quoi d’autre ? Jure-le ! Jure-le donc que tu aimes quelqu’un ! Que j’entende la bouche le jurer… Je le veux !

Et, toute raidie sous l’effort que me coûtait mon courage, je prononçai :

— Je le jure !