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26 novembre 1898.
LA VIE PARISIENNE

— Tout ça ne sert à rien. Je ne resterai jamais au couvent. Tu ne m’aimes pas, n’est-ce pas ? Eh bien, ne t’occupe plus de moi, donne-moi une institutrice pas embêtante, laisse-moi apprendre les choses que je veux, ne me fais pas venir au salon quand il y a du monde, et je te promets que je serai gentille avec toi. Autrement ça n’ira jamais, je n’ai pas du tout peur de toi, tu ne peux pas me tuer… alors ?…

On m’ordonna de disparaître, je disparus, la conscience calme, — je me sentais tellement dans mon droit… et c’était passé le temps des larmes au fond du jardin. Toute ma sensibilité rebroussée se hérissait en révoltes.

Évidemment ma mère comprit que mes offres de paix se fondaient sur la raison, car elle les accepta. Depuis deux ans j’avais une institutrice, bonne fille et polyglotte, des maîtres que je choisissais moi-même, je travaillais quinze heures par jour. J’étais résolue à devenir une grande artiste étonnement de mon siècle, et la vie me paraissait charmante.

Pendant quelque temps donc, mon hostilité contre le vieux monsieur s’augmenta de toute l’amabilité que lui témoignait ma mère ; j’avais horreur de ses façons. Jamais il ne s’interrompait de sourire, et ses phrases, invariablement, même celles où il paraissait ne devoir être question que du temps qu’il allait faire, aboutissaient, par des tournants inattendus, en hyperboliques flatteries. Il avait un mélange d’emphase latine et de servilité qui m’intimidait comme une indécence ; ses yeux aussi étaient déconcertants. Je ne pouvais arriver à comprendre ce qu’ils étaient venus faire dans les plis mous et maquillés de son visage, et l’obscure conviction qu’il avait dû, par quelque procédé magique, louer, emprunter ou voler à quelqu’un ce regard pétillant de jeunesse, s’était si fortement installée en moi, que chaque fois qu’il arrivait, je l’examinais curieusement pour voir si le propriétaire légitime des yeux n’était pas venu les réclamer et lui rendre en échange les vieux, contemporains de sa vieille tête.

On racontait sur lui une foule d’histoires ; il ne pouvait rentrer en Italie parce qu’il avait été condamné au bagne comme faux monnayeur ; certains affirmaient que ce n’était pas au bagne, mais à mort qu’il était condamné pour d’héroïques conspirations ; on disait encore qu’il avait eu une rivalité d’amour avec Victor-Emmanuel ; en somme, comme toujours, on ne savait rien, sinon que ses dîners étaient merveilleux : et on dînait chez lui.

Merveilleux en effet, je l’ai constaté lorsque, mes préventions dissipées, je me suis liée avec le vieux monsieur. La salle à manger était une serre immense, mosaïquée de jaspe et de porphyre, et dont, à ce que j’ai entendu dire, la collection d’arbres tropicaux était l’une des plus complètes d’Europe. L’impression que donnaient les fleurs de cristal rose dont s’éclairaient les profondeurs opaques des fourrés était quelque chose de singulier qui troublait la notion du réel. Et la table du dîner… En vérité je crois que le vieux monsieur devait être une manière de génie venu s’amuser pour quelque temps sur la terre, et je ne serais pas surprise d’apprendre qu’un beau soir à la place de sa villa fantôme on n’ait plus trouvé que des ronces et des chardons peuplés de bêtes inconnues. Pourtant j’avoue n’avoir jamais assisté chez lui qu’à des spectacles suffisamment expliqués par une colossale richesse héréditaire. Je parlais de ses tables : les nappes étaient faites d’antiques damas hérissés de broderies métalliques, et différentes à chaque dîner. Combien il avait fallu piller de trésors d’églises, pour se procurer ces étoffes !…

Les fleurs, toujours d’une seule espèce, étaient arrangées en berceaux qui s’élevaient à deux mètres au-dessus de la table. On mangeait dans des assiettes en vermeil gravé, dont le métal verdissant avait des reflets d’aigue-marine. Lorsqu’on le complimentait sur la splendeur de ce service, le vieux monsieur répondait, avec un rire gargouillant dans sa gorge et qui était une forme de gaieté à lui bien personnelle :

— C’est oune souvénir dé famillieux. Benvenouto l’a faite pour oune de mes ancêtres qui avait des gentillesses pour loui. Zé souis d’oune rassé qui aime l’arté.

Ce qu’il y avait peut-être de plus étonnant aux dîners du vieux monsieur, c’était la verrerie. Une collection de cristaux de roche d’une incomparable variété, hanaps, buires, calices, coupes, montés en or, ceinturés d’émaux, courbant des anses où se renversaient des femmes nues, les seins dardés, enroulés de serpents aux écailles gemmées, gravés d’entrelacs d’une fantaisie singulière ; certains de ces vases étaient armoriés, d’autres montraient des profils de femmes d’une matité de givre dans la limpidité du cristal épais, ou des emblèmes sacrés, car la plupart étaient des objets d’église. Le vieux monsieur buvait toujours dans un grand ciboire dont la patte cerclée d’or était pavée de gros rubis. Et vraiment, cela valait la peine de regarder, lorsqu’il avalait de grands coups de vins grecs, pour lesquels il avait une spéciale tendresse, cette clarté de cristal, si pure, et le sang frais de ces pierres, rapprochés du plissement flasque et jaunâtre de son visage.

Le soin que je mettais à fuir le salon, dès qu’une visite apparaissait, et mon refus entêté de ne jamais me mêler aux réunions que faisaient ma mère et ses amis sur le sable, au moment du bain, le long des « planches », à quatre heures, ou le soir au casino, empêchèrent que j’entendisse parler de ces choses, et je les aurais probablement ignorées toujours, si un incident, banal et inattendu, ne s’était produit.

Le vieux monsieur trouva sur une table un bout de croquis que j’y avais oublié. En apprenant que j’étais l’auteur de ce médiocre chef-d’œuvre, il se répandit en compliments que je reçus fort mal d’abord. Mais il insista — c’était dans son tempérament, — demanda si j’aimais les tableaux anciens ; je daignai répondre que oui, en le toisant avec mépris. Allait-il vouloir parler de peinture, cet affreux singe ! Que savait-il là-dessus ! Il en parla, et de telle façon qu’au lieu de m’en aller comme c’était mon projet, je m’assis à côté de lui. Il m’apprit qu’il avait une collection des maîtres italiens, et surtout des quattrocentistes, et m’invita à venir le lendemain visiter sa villa, ce que j’acceptai avec un dernier effort, pour maintenir mon air de dignité grognon.

Cette visite modifia totalement mes jugements du marquis Santalilia. Ah ! qu’il y avait du beau bibelot dans sa villa ! Des choses de « famillieux » toutes — une bien remarquable famille qui, de la fin du xive jusqu’au xviiie siècle, semblait s’être uniquement occupée à ramasser des chefs-d’œuvre. Il y avait là toute l’Italie, de Paolo Ucello à Longhi. J’étais exaltée. Tandis que ma mère errait dans la galerie en prononçant avec une bouche en cocarde des « Joli ! délicieux ! » devant les âpres merveilles presque effroyables d’être tellement vivantes, je ne pus me tenir de risquer un peu de ma jeune érudition en une remarque au sujet d’un profil lauré d’Alberti, et de la médaille voisine, celle d’Alphonse V d’Aragon.

— Vous connaissez Pisanello, mademoiselle ! dit le vieux monsieur, et il y eut un petit incendie local au fond de ses yeux empruntés, loués ou volés.

Je lui répondis en italien, et je citai tout d’un trait la liste des œuvres certaines de l’unique artiste : médaille de Jean VII Paléologue ; de Philippe et de Marie Visconti, de Niccolo et de Lionel d’Este, des deux Gonzague, des Malatesta, de Picinino, des humanistes Decembrio, et Villorio de Feltre Aurispa, celle de Cécile de Gonzague, exécutées toutes entre 1438 et 1449. J’avais, la semaine précédente, trouvé cette liste dans un ouvrage spécial, je l’avais apprise, et je n’étais pas fâchée d’éblouir le vieux monsieur. Il faut avoir eu le temps de beaucoup comparer pour craindre le ridicule, mon attention ne s’était jusque-là guère fixée sur ce danger.

D’ailleurs le vieux monsieur n’avait aucune envie de me trouver ridicule, bien au contraire. Lui aussi s’était mis à parler italien avec un superbe accent martelé que j’ai depuis réentendu à Sienne, où, pour demander un sou, les miséreux emploient des tournures de phrases d’une grâce si singulière. En ce moment je me mis à ne plus comprendre comment cet homme m’avait paru hideux et grotesque, et l’obscure tentation de lui en demander pardon traversa ma cervelle, mais aucun acte ne s’ensuivit, c’était vraiment trop difficile à faire !

Ma mère abrégea la visite, mais le vieux monsieur la supplia tellement de me permettre de revenir qu’elle promit de m’envoyer la semaine suivante avec mon institutrice passer tout un après-midi à la villa. Je partis, le front chaud d’admiration, très satisfaite de moi-même et plus que jamais persuadée qu’à part les tableaux, les livres et les objets d’art, rien ne vaut la peine.

J’ai là, devant moi, une de mes photographies de cette époque. J’étais une grande diablesse, très souple, très plate, le torse large, l’épaule aiguë, la hanche droite, les cheveux coupés tout près de la tête et violemment bouclés, les yeux agrandis par l’amincissement du visage et semblant tout envahir de leur noir et de leur blanc excessifs, un pli d’insolence à la