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26 novembre 1898.
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LA VIE PARISIENNE

lèvre, l’air d’un garçon, en résumé, on me le disait souvent et cela me comblait d’orgueil. Je haïssais les robes ajustées, les garnitures encombrantes, et — ce n’était pas du tout la mode alors — je portais des vestons de coupe masculine et des jupes unies, afin, disais-je « d’être à mon aise ». Ma mère, qui était, elle, d’une élégance extra-féminine, avait renoncé à diriger ma toilette, elle me disait seulement parfois d’un accent plein de dégoût : « Comme tu t’arranges mal, c’est drôle de s’enlaidir à plaisir. » Mais je ne trouvais pas que mes costumes fussent enlaidissants, bien au contraire, et même j’avais la prétention, justifiée par le premier point, — qu’ils ne ressemblassent pas à ceux des autres et qu’ils indiquassent aux passants que je n’étais pas une personne occupée des vaines puérilités où s’atrophient les femmes. Même à quatorze ans on a toujours une intention en choisissant ses robes, et quoi qu’on s’en dise, on ne s’habille que pour impressionner autrui.

Lorsque je retournai chez le vieux monsieur, il manifesta une joie infinie, et tout le temps que dura ma visite le petit bûcher ne s’éteignit pas une seconde au fond de ses yeux empruntés.

Ce furent des heures exaltantes ! Il savait l’histoire de tous ses bibelots et, en la racontant, l’enflammait de l’éclair des images. J’avais apporté mon cahier à notes et j’écrivais nerveusement, penchée vers les objets dont il disait l’aventure ; ah ! j’avais bien oublié que le vieux monsieur avait des boucles teintes, les lèvres molles et lilas !

Au bout de la grande galerie, s’arrondissait une petite pièce tendue en cuir doré qu’encastraient des boiseries d’ébène où se répétaient sans cesse, en un mouvement libre, le « laurier toujours vert » et le Semper de Laurent le Magnifique.

— Voici, me dit M. Molenni, des panneaux qui viennent du palais familial des Médicis. Lorsque le marquis Ricardi l’acheta en 1659, on détruisit, pour faire les réparations du côté droit du palais, l’oratoire où se trouvaient ces merveilles, qui furent jetées dans un grenier ; le goût était perdu à cette époque ; c’est dans ce grenier que mon trisaïeul, fort lié avec Ricardi, les trouva et les acheta, pour rien ; depuis, cette boiserie est restée toujours dans la famille.

Je regardais les fins rinceaux d’ébène, puis le vieux monsieur, que je commençais à trouver beau, regardait ma main nue, qui restait appuyée en geste de caresse à une délicate et vindicative tête de Méduse issue du centre d’un panneau.

— Quelle main merveilleuse vous avez, dit-il, et dans son étrange griffe gantée trop large par sa peau, il prit ma main et la retourna en tous sens, comme on fait d’un objet auquel on cherche une fêlure. Vous devriez me la laisser mouler, ajouta-t-il au bout d’un instant.

— Oh non ! Elle est bien trop vilaine. Ma mère dit toujours que j’ai des mains comme un garçon !…

Évidemment il y avait dans cette phrase des trésors de drôlerie, car le vieux monsieur se mit à rire si immodérément que j’en fus tout embarrassée.

— Qu’est-ce qu’il y a derrière ce rideau ? dis-je pour dire quelque chose et en désignant une draperie de velours de Venise.

— Un tableau que je ne montre qu’aux artistes, répondit le comte, dont le rire s’était arrêté tout net.

— Oh ! que je voudrais le voir ! m’écriai-je un peu vite.

— Voyons, Odile, intervint mon institutrice, comment pouvez-vous être aussi indiscrète ?

Je devins rouge, furieuse de la leçon, consciente d’avoir commis une gaffe.

— Je vous demande pardon, monsieur, fis-je d’un air pincé.

— Oh ! il n’y a pas de quoi, répondit-il ; bien décidément ces yeux-là n’étaient pas à lui… quels yeux extraordinaires, vraiment !

Il y eut un silence, puis :

— Venez voir mes bijoux, dit le vieux monsieur.

Les bijoux étaient dans une autre salle dont il avait la clef dans sa poche. Il y en avait, il y en avait, c’était affolant : des agrafes, des chaînes, des plaques orientales, superbes de barbarie avec leurs grosses gemmes gauchement taillées, des filigranes italiens et hongrois, des colliers antiques, minces feuilles d’or martelées d’un brillant vif, des pendants et des ferronnières compliqués de la Renaissance française et espagnole, quelques-uns de l’école de Cellini, des pierres de toutes sortes, où dominait l’améthyste, jetées à poignée sur des velours, c’était comme l’histoire de l’humanité que racontaient ces frêles et précieuses choses.

Quand je sortis de chez le vieux monsieur, nous étions amis. À partir de ce jour-là, il s’occupa beaucoup de moi, m’envoyant sans cesse des fleurs, venant me chercher dans son panier pour faire des promenades autour de Trouville. Je m’amusais infiniment. L’attention qu’il me témoignait me donnait une idée excessive de la portée de mon intelligence. Nous causions presque exclusivement de choses d’art, il connaissait à merveille l’histoire anecdotique de la Renaissance et la racontait avec beaucoup d’esprit. Souvent il interrompait ses récits par une reprise de ce fou rire qui me paraissait toujours sans cause et disait : « Je ne sais pas la fin. » Jamais je n’en demandais plus long, ma sotte curiosité au sujet du tableau voilé m’avait laissé un souvenir désagréable et instructif.

Lui aussi s’en souvenait, et par taquinerie sans doute me parlait constamment de l’invisible chef-d’œuvre. Il lui servait à dater les incidents de sa vie, à étayer ses comparaisons. « C’est deux ans après que j’ai acheté le tableau voilé. » « C’est beau comme le tableau voilé ! »

Un jour il dit : « Vous ressemblez étonnamment à l’un des deux personnages du tableau voilé. » Malgré moi, j’étais sans cesse ramenée à la pensée de ce tableau et cela m’agaçait singulièrement, il me semblait qu’en y songeant si souvent, je faisais quelque chose de mal.

J’étais extrêmement pure de pensée, mais j’avais lu trop de livres pour ne pas savoir qu’il y a dans la vie des secrets qu’un jour on doit apprendre et j’y soupçonnais un peu d’horreur. Pourquoi ces mystères me paraissaient-ils avoir des rapports avec ce tableau ? Je ne pourrais le dire, mais c’était ainsi, et j’avais conscience de choses défendues qui se trouvaient en connexion immédiate avec l’image dissimulée derrière le rideau en velours de Venise. Tout cela demeurait absolument vague et informulé en moi, mais cela me gênait comme l’incompréhensible.

À la fin de la saison il y eut une grande fête à la villa du vieux monsieur. Comme le cotillon était dans toute son ardeur, il s’approcha de moi. Je ne dansais pas, trouvant cette sorte de gesticulation suprêmement ridicule.

— Venez, dit-il, je vais vous montrer quelque chose.

Je pris son bras et il m’emmena, à travers la galerie déserte, jusqu’au petit salon des Médicis. Il ferma la porte et me regarda un grand moment sans parler, jamais je ne lui avais vu une si étrange expression : il avait l’air féroce tout à coup et de petites lumières sautaient dans ses yeux comme des gouttes de friture.

— Je veux vous donner une grande preuve de mon amitié pour vous et de l’admiration que vous m’inspirez, dit-il enfin.

Et ce fut un grand soulagement que de l’entendre parler. Je pris un air très aimable.

Il continua :

— Je vais vous montrer le tableau.

— Ah ! merci, je serai bien contente ! dis-je.

— Mais ce n’était pas vrai. Je n’étais pas contente, j’étais intimidée et inquiète comme un mioche en faute, et cette inexplicable impression m’irritait infiniment.

Le vieux monsieur, d’une saccade, tira le rideau.

— C’est Jupiter, dit-il d’une drôle de voix tout étranglée.

L’un des personnages du tableau me ressemblait en effet prodigieusement. Je regardai sa tête avec quelque intérêt, mais le tableau ne me parut pas bien remarquable. Il était très enfumé, les noirs avaient repoussé beaucoup, le dessin était tourmenté, les mouvements des corps incompréhensibles. J’étais ennuyée de ne pas pouvoir admirer, c’était bien sûr faute de m’y connaître, puisque le vieux monsieur, qui s’entendait si bien en peinture, disait que c’était un chef-d’œuvre.

Ne trouvant pas un seul éloge à faire, je me tournai vers lui pour lui demander de quelle époque était le tableau, mais ma question resta en route, coupée net par une impression horrible, glaçante.

Était-il tout à coup devenu fou ?

Atrocement pâle aux places libres de fard de sa figure, remué des pieds à la tête par un tremblement, il me regardait avec des yeux fixes, effroyables, qui semblaient ne pas voir.