Page:Bulwer-Lytton - Pelham, 1874, tome I.djvu/166

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« Allons, allons, tout cela est passé, il n’y faut plus songer. Le pouvoir humain, dit un proverbe qui est de toutes les langues, est de courte durée. Alexandre ne put pas jouir toujours de ses conquêtes, et Russelton se vit enfin abandonné par sa bonne étoile. Napoléon est mort en exil, et je ferai comme lui, mais nous aurons eu tous les deux notre jour, et le mien aura été plus brillant que le sien, car il sera resté pur jusqu’au soir. Je suis plus heureux que l’on ne pense, car : Je ne suis pas souvent où est mon corps. Je vis dans un monde de souvenirs, je foule encore aux pieds les blasons et l’hermine, ces gloires des petits grands. Je promulgue encore des lois, et aucun libertin n’est assez hardi pour ne pas les adopter avec enthousiasme. Je tiens ma cour et dicte mes arrêts ; semblable à un fou, je me fais, des brins de paille de ma cellule, des sujets et un royaume, et quand à la fin, revenu d’un rêve si brillant à la triste réalité, je me vois vieux, abandonné, oublié, m’affaissant peu à peu, au fond d’un petit village sur un sol étranger, j’ai besoin d’appeler à mon aide tout l’orgueil de mon ancienne royauté pour ne pas succomber sous le poids d’un tel revers de fortune. Si je me sens disposé à la mélancolie, eh bien, j’éteins mon feu, et je m’imagine que j’ai démoli une duchesse. Je me glisse dans ma chambre solitaire pour revoir en rêve les fantômes de ma jeunesse ; pour m’enivrer avec des princes, dicter des lois aux nobles, et pour me relever le lendemain matin (ici la figure et les manières de Russelton changèrent soudain pour prendre un air de gravité méthodiste) en remerciant le ciel de m’avoir conservé un habit et un estomac dont l’étoffe n’est pas trop usée, et de m’avoir permis d’échapper sain et sauf à cette vilaine compagnie, de renoncer au désordre et de vivre proprement pendant le reste de mon existence sublunaire. »

Après ces longues explications de M. Russelton, la conversation devint froide et décousue. Je ne pouvais m’empêcher de rêver à tout ce que je venais d’entendre, et mon hôte était lui-même évidemment absorbé dans les souvenirs qu’il venait d’évoquer. Nous étions assis en face l’un de l’autre, rêveurs et distraits comme un homme et une femme mariés depuis deux mois. Enfin je me levai et fis