Page:Bulwer-Lytton - Pelham, 1874, tome I.djvu/43

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pour voisin de l’autre côté, un jeune homme pâle, à l’air maladif, qui se nommait M. Aberton.

« Ah Dieu, dit miss Paulding, quelle jolie chaîne vous avez là, M. Aberton !

— Oh oui, répondit M. Aberton ; je pense qu’elle doit être jolie car je l’ai achetée chez Bréguet avec la montre. » (Les gens du commun achètent leur opinion toute faite en même temps que le reste à l’étalage du marchand et règlent leur estime sur le prix de l’objet ou sur la mode.)

« Et vous, M. Pelham, me dit miss Paulding en se tournant vers moi, avez-vous déjà une montre de Bréguet ?

— Une montre ! m’écriai-je, pouvez-vous penser que je consente jamais à porter une montre ! Je ne connais rien d’aussi plébéien que cela ! Qui est-ce qui porte une montre ? les marchands qui passent neuf heures à leur comptoir et n’ont qu’une heure à consacrer à leur dîner ! ces gens-là ont besoin de savoir l’heure qu’il est ; mais nous ? pour un rendez-vous peut-être ; mais quand on reconnaît à un homme assez de mérite pour lui donner un rendez-vous, c’est bien le moins qu’on lui reconnaisse aussi le droit de se faire attendre. »

Ce mot fit ouvrir de grands yeux à miss Paulding ; quant à M. Aberton, il demeura bouche béante ! Une jolie Française qui était assise en face de moi (madame d’Anville) se mit à rire et se mêla aussitôt à notre conversation, dans laquelle, pendant tout le dîner, je jouai le même rôle.

Madame d’Anville était enchantée et miss Paulding étonnée. M. Aberton disait entre ses dents : le fat ! et cet imbécile de lord Luscomb avait l’air de dire : quel faquin ! enfin tout le monde, même la vieille madame de G…, semblait me regarder comme un impertinent destiné à devenir bientôt la coqueluche universelle.

Quant à moi, j’étais fort satisfait de l’effet que j’avais produit ; je me retirai avant tout le monde, afin de laisser aux hommes le temps de dire du mal de moi. Quand les hommes disent du mal d’un autre homme, les femmes, pour entretenir la conversation et aussi par coquetterie, se croient obligées de prendre sa défense.

Le lendemain j’allai faire un tour aux Champs-Élysées.