Page:Côté - Bleu, blanc, rouge, 1903.djvu/176

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les pierres grises ! Ainsi, dans les veines des maîtres, s’est desséché le sang historique qui donna jadis des grands hommes au pays. Quand la nuit enveloppe la terre de ses voiles, les pâles fantômes des anciennes châtelaines viennent errer dans les allées ombreuses du manoir et pleurer leur gloire passée, que le temps efface comme il ronge les dalles, descelle les pierres des monuments, accomplissant à chaque heure son lent travail de mort.

À l’autre bout du village, l’église pimpante dans sa robe de pierre neuve, le collège, le couvent, le presbytère, forment une petite bourgeoisie bien distincte, quoique peu fière, affirmant par un petit air cossu sa bonne envie de vivre. Pas de cris d’enfants jouant sur la rive ; le paysan n’a ni l’air gouailleur ni la curiosité bavarde des autres habitants. Les femmes lèvent à peine un œil au-dessus de leur cuvette où mousse le savonnage, pour suivre avec indifférence le flot des excursionnistes qui s’écoule vers l’église. Vainement, le Richelieu vient lutiner le village endormi et lui faire risette, le bourru s’obstine dans sa lippe. Mais le galant fleuve s’en console vite. Voyez, comme il s’insinue dans les terres fleuries, tout en batifolant. Je crois que le serpent qui tenta madame Ève devait avoir cette grâce ondulante, cette séduction enchanteresse du beau Richelieu, moins rêveur, moins majestueux que le Saint Laurent, mais si jaseur, si espiègle, si délicieusement troublant, avec ses secrets murmurés à mi-voix, ses cachoteries et ses tours qu’il nous joue en disparaissant dans les joncs, fuyant par les bois, zigzaguant dans les prairies, toujours gracieux, toujours nouveau ! L’œil charmé s’amuse à suivre ses méandres capricieux, tandis que sur les rives se déroule le ruban des granges rustiques, des fermes, dont les maisons, pour la plupart ne s’ouvrent que du côté des champs, ne laissant voir au chemin