Page:Cœurderoy - Jours d'exil, tome I.djvu/185

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comme tous ceux de sa profession, aimait le bruit, le choc des verres, les paysages pittoresques, les chevaux qui marchent vite, les hommes qui ne s’endorment pas, le mouvement et le pêle-mêle des cités soulevées. C’était un de ces révolutionnaires artistes qui meurent d’impatience sur l’impériale de leur voiture, alors qu’ils sont forcés de tourner le dos aux coups de fusil, et qui s’estiment heureux quand il prend fantaisie au peuple de retourner leur diligence pour commencer une barricade. Une demi-lieue avant d’arriver à Pontarlier, il arrêta ses chevaux et me fit entrer dans une auberge où il m’offrit le vin d’adieu. Puis, m’embrassant, il me remit entre les mains d’un contrebandier.

Ce conducteur était bon. Une heure plus tard, sans doute, il m’avait oublié pour se divertir avec d’autres. Mais quand il se sépara de moi sa voix était émue, et je me sentis pris d’une 90 indicible tristesse en l’entendant fouetter son attelage dans le lointain. C’était le dernier être qui connut mon nom, mes antécédents et mes amis, et qui pût m’aimer ou me haïr avec connaissance de cause. Le lien fragile qui me rattachait encore au passé venait de se rompre. Désormais, je devais rester impénétrable à tous.

Que nos sympathies sont étranges ! Je n’avais jamais vu cette homme, je ne le reverrai jamais sans doute ; mais j’avais passé, sous sa protection, quarante-huit heures critiques. Sa bienveillance s’est gravée pour toujours en moi.