Page:Campan - Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, tome 3.djvu/322

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sans habit bleu ; il y avait de plus une garde, une nourrice, deux vieux domestiques, et une fille, moitié servante, moitié femme de chambre. La jeune fille était de la plus jolie figure, mise fort élégamment, mais sans rien de trop marquant. Je soupai avec elle et avec la gouvernante qui s’appelait madame Bertrand. J’avais remis l’aigrette de Madame avant le souper, ce qui avait causé la plus grande joie à la demoiselle, et elle fut fort gaie. Madame Bertrand avait été femme de charge chez M. Le Bel, premier valet de chambre du roi qui l’appelait Dominique, et elle était son confidentissime. La demoiselle causa avec nous après souper, et me parut fort naïve. Le lendemain j’eus avec elle une conversation particulière et elle me dit : « Comment se porte M. le comte ? (c’était le roi qu’elle appelait ainsi) ; il sera bien fâché de n’être pas auprès de moi, » me dit-elle, « mais il a été obligé de faire un assez long voyage. » Je fus de son avis. « C’est un bien bel homme, » ajouta-t-elle, et il m’aime de tout son cœur ; il m’a promis des rentes, mais je l’aime sans intérêt, et s’il voulait je le suivrais dans sa Pologne. » Elle me parla ensuite de ses parens et de M. Le Bel qu’elle connaissait sous le nom de Durand. « Ma mère, » me dit-elle, « était une grosse épicière droguiste, et mon père n’était pas un homme de rien : il était des six corps, et c’est, comme tout le monde le sait, ce qu’il y a de mieux ; enfin il avait pensé deux fois être échevin. » Sa mère avait, après la mort de son père, essuyé des banqueroutes, mais M. le comte était venu à son secours, et lui avait donné un contrat de quinze cents livres de rentes et six mille francs d’argent comptant. Six jours après elle accoucha ; et on lui dit, suivant mes instructions, que c’était une fille, quoique ce fût un garçon ; et bientôt après, on devait lui dire que son enfant était mort, pour qu’il ne restât aucune trace de son existence pendant un certain temps ; ensuite on le remettait à la mère. Le roi donnait dix à douze mille livres de rentes à chacun de ses enfans. Ils héritaient les uns des autres à mesure qu’il en mourait ; et il y en avait déjà sept ou huit de morts. Je revins trouver Madame à