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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/13

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— Alors ce n’est pas vous qui voulez boxer deux Anglais ?

— Hélas ! capitaine, je ne demanderais pas mieux ; mais je ne suis pas assez fort pour me permettre ce plaisir.

— Et ce Bertaud, lui, est-il donc bien fort ?

À cette question, il me vint une idée qui, je l’espérais, devait empêcher le sacrifice de Bertaud de s’accomplir.

— S’il est fort, commander ! m’écriai-je avec un air d’admiration et de surprise admirablement joué. N’en avez-vous donc jamais entendu parler ? Il est cependant connu de toute la flotte française.

Indeed ! Et il sait boxer, ce Bertaud ?

— Ah ! quant à cela, je dois vous avouer que non, capitaine. Seulement, comme rien n’est plus facile pour lui que de tuer un homme d’un seul coup de poing, il ne s’inquiète pas de ce détail ! Je l’ai vu de mes propres yeux, à Bourbon, aplatir la tête d’un nègre comme eût pu le faire une bombe.

— En vérité !…

L’Anglais réfléchit un moment, puis se tournant de nouveau vers moi :

— Et c’est vous qui avez écrit l’affiche ? reprit-il en changeant de conversation.

— Oui, capitaine ; Bertaud est mon ami. Et puis, comment refuser à un pareil homme ce qu’il exige ? je n’ai pas un crâne casematé.

— Vous avez une fort belle écriture, reprit le capitaine. Voulez-vous donner des leçons à ma fille, jeune enfant de dix ans ? je vous payerai un shilling par cachet.

J’avoue que cette proposition à laquelle j’étais loin de m’attendre me causa autant de plaisir que d’étonnement. Il est inutile d’ajouter que je m’empressai de l’accepter.

— Eh bien ! voilà qui est convenu, reprit le capitaine, vous commencerez demain. Ah ! ce Bertaud tue ainsi les hommes d’un coup de poing, c’est bon à savoir. Vous pouvez vous en aller.

Bertaud, à qui je m’empressai d’aller rapporter, du moins en ce qui me concernait, l’entrevue que je venais d’avoir avec le capitaine du ponton, se montra ravi.

— Tu vois, me dit-il en frottant joyeusement ses mains l’une contre l’autre, que mon idée d’affiche n’était pas si mauvaise, et que nous n’avons pas si mal placé nos douze sous. Que l’on m’assomme à présent, et nous nous trouverons au-dessus de nos affaires.

Le lendemain, le commandant du Protée, fidèle à sa promesse, m’envoya chercher, et je donnai à sa jeune fille la première leçon d’écriture. J’eus soin d’adoucir ma voix autant que possible et de me montrer aimable et complaisant avec l’enfant. Mes efforts pour lui plaire ne furent pas perdus, car elle ne tarda pas à me prendre en amitié. Me contentant de la misérable et insuffisante ration que l’on nous donnait, je mis de côté, pendant près de six semaines, sans en distraire un seul shilling, tout l’argent que je reçus.

Je ne puis dire la joie que j’éprouvais à voir ainsi s’augmenter sans cesse notre petit trésor ; vingt fois par jour je comptais et recomptais avec amour cet argent qui, pour moi, représentait la liberté.

Bertaud, quoiqu’il partageât mon ivresse, n’était cependant pas aussi heureux que moi ; un nuage assombrissait son bonheur. Pas un seul boxeur ne s’était présenté, et il attendait toujours ses assommeurs.

Enfin, lorsque nous nous trouvâmes à la tête d’un capital de quarante-cinq shillings, nous nous décidâmes à tenter le grand coup. Nous fixâmes notre évasion, nous étions alors un lundi, au samedi suivant.

Ces cinq jours nous suffirent amplement pour terminer nos derniers préparatifs : ils nous permirent de confectionner deux espèces de sacs, en grosse toile goudronnée et suiffée en dehors, afin qu’elle pût garantir nos vêtements et nos provisions de bouche des atteintes de l’eau, et enfin de terminer notre trou. Nous ne laissâmes guère qu’une épaisseur de bois d’une ligne au plus, afin d’empêcher que l’on pût apercevoir nos travaux à l’extérieur, ce qui naturellement nous eût trahis ; cinq minutes suffisaient au reste pour détruire cet obstacle.

Ah ! quelle émotion mêlée d’ivresse ne ressentis-je pas lorsque arriva enfin le samedi ! Je ne pouvais tenir en place ; une joie immense, mêlée il est vrai d’un peu d’inquiétude, me débordait.

Ce fut alors que je m’applaudis de n’avoir mis que le plus petit nombre de prisonniers possible dans le secret de notre évasion. Au reste, pour être juste envers qui de droit, je dois déclarer que ma discrétion, dans cette circonstance, était le fruit des conseils de Bertaud.

La nuit venue, une nuit calme et chaude, car nous étions alors en juillet, nous nous dépouillâmes, mon ami et moi, de tous nos vêtements ; puis, après les avoir enveloppés soigneusement et promptement dans nos sacs bien suiffés, nous nous dirigeâmes, en rampant comme des serpents, le long du faux pont, vers notre trou, qu’il nous restait encore à ouvrir. Ce fut l’affaire de cinq minutes.

— Veux-tu que je passe le premier ? murmura Bertaud à mon oreille.

— Non, lui répondis-je, le danger est plus grand…

— Tant pis pour toi, me répondit-il sur le même ton. Mais l’idée vient de moi, je suis ton ancien sur le Protée… et au revoir !

Le Breton allait se laisser glisser, lorsque prenant ma main dans l’obscurité et la serrant dans les siennes :

— On ne sait pas ce qui peut arriver, me dit-il, embrassons-nous toujours. À présent, à l’œuvre !

Bertaud, en achevant de prononcer ces mots, plongea intrépidement par les pieds à travers le trou. J’étais tellement ému, que mon cœur battait à se rompre. J’allais suivre le brave Breton, lorsqu’un Qui vive ? sonore, presque aussitôt suivi d’un coup de fusil, retentit venant de la galerie.

Je retins mon élan et me jetant à plat ventre par terre j’avançai ma tête avec précaution à travers le trou pour tâcher de voir si Bertaud avait été atteint ; je me sentais mourir.

La balle du factionnaire anglais, dirigée avec trop de précipitation, avait seulement effleuré mon pauvre ami ; mais, hélas ! l’infortuné ne s’en trouvait pas moins pour cela dans la plus épouvantable position que l’on puisse imaginer.

Retenu par la corde qui attachait son sac autour de son corps, à un clou qui faisait saillie au-dehors du ponton, et dont il ignorait l’existence, il ne pouvait ni atteindre la rivière ni regagner le trou.

Rien n’empêchait donc les soldats anglais, qui accoururent au bruit de la détonation du fusil de la sentinelle, de s’emparer de Bertaud, incapable dans sa position d’opérer la moindre résistance ; je ne m’attendais même qu’à ce seul dénouement, lorsque, abominable assassinat dont le souvenir me poursuit encore, retentirent plusieurs coups sourds et mats frappés presque en même temps. Ces coups furent immédiatement suivis d’un cri de douleur et de rage, puis j’entendis comme la chute d’un corps pesant dans l’eau, et tout rentra dans le silence.

Je ne puis dire ce qui se passa alors en moi : je crus un moment que j’allais devenir fou ! La fureur et le désespoir que je ressentais étaient si grands, l’indignation qui m’animait si profonde, que j’hésitai pendant quelques secondes si je n’irais pas, dessein véritablement insensé, au secours du malheureux Bertaud. Je suis persuadé que si ce projet m’eût offert une seule chance possible de succès, quelque minime qu’eût été cette chance, je l’eusse accompli sans hésiter.

Immédiatement après le coup de fusil tiré par la sentinelle, la rivière s’illumina comme par enchantement ; je ne tardai pas à distinguer plusieurs embarcations que les autres pontons dirigeaient vers le nôtre : un grand mouvement se fit en même temps sur le pont du Protée.

L’intérêt de la conservation parlant enfin en moi plus haut que l’indignation et la douleur, je m’empressai, car les secondes valaient alors des heures, de regagner avec précipitation mon hamac. Seulement, pensant avec raison qu’une visite des Anglais et des perquisitions minutieuses ne tarderaient pas à avoir lieu dans la batterie, je m’empressai de serrer soigneusement le sac dont je m’étais muni pour mon évasion. Toutefois, j’eus assez de présence d’esprit pour en retirer auparavant et mes effets et l’argent qu’il contenait.

À peine venais-je de me glisser sans bruit dans mon hamac que ma prévision se réalisa. De nombreux soldats, le fusil armé et la baïonnette au bout, envahirent notre batterie. Ils nous réveillèrent à coups de crosse et à coups de poing et nous firent monter sur le pont, afin de pouvoir nous compter.

Cette opération terminée – qui ne dura pas moins de deux heures car les Anglais, de peur d’erreur ou de méprise, la contrôlèrent plusieurs fois –, l’on nous permit enfin de regagner nos hamacs et de reprendre notre sommeil si brusquement interrompu : je dois ajouter que peu d’entre nous profitèrent de cette permission. Ce ne fut jusqu’au lendemain matin qu’un feu roulant de questions et d’hypothèses ; quant à moi, je me gardai bien d’avouer sur le moment que j’étais l’un des deux auteurs de la tentative d’évasion qui venait d’échouer, et à laquelle mes compagnons de captivité devaient d’avoir été réveillés d’une façon si désagréable et si brutale.

Quelle triste nuit je passai ! La pensée de cette liberté si ardemment désirée, un instant entrevue et qui m’était échappée juste au moment où j’allais l’atteindre, n’était pas, le lecteur me croira sans peine, mon plus grand motif de désespoir. La liberté, je pouvais encore la conquérir ; mais Bertaud, mon généreux et infortuné complice, était-il en mon pouvoir de le sauver ? Hélas ! non.

Le cri qu’il avait poussé, les coups de sabre, de crosse de fusil et de baïonnette qu’il avait reçus, le bruit de la chute de son corps dans la rivière, retentissaient encore douloureusement dans mon cœur, et je dus appeler toute ma force de volonté à mon aide pour ne pas éclater en sanglots.

Avec quelle impatience, afin de pouvoir m’informer de son sort, j’attendis l’heure à laquelle on nous permettrait de monter sur le pont ! Mais, hélas ! le doute m’était-il encore possible ?

Je fus, je crois, lorsque six heures sonnèrent, le premier prisonnier qui s’élança en dehors de la batterie. Mon impatience et mon anxiété étaient si grandes qu’oubliant toute prudence je m’empressai de questionner le premier matelot anglais qui se présenta à ma vue.

— Savez-vous si l’on a repêché le cadavre du malheureux qui a tenté de s’évader la nuit dernière ? lui demandai-je.

Rascal ! que vous importe ? me répondit le matelot d’un ton