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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/14

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bourru. Je voudrais, quant à moi, voir tous les Français au fond de la mer !

Nous étions tellement habitués aux insultes, que ce mot de rascal, qui n’a pas d’équivalent dans la langue française, et que les Anglais considèrent comme la plus forte injure qu’ils puissent vous adresser, ne me toucha pas ; et puis, pour avoir des nouvelles de Bertaud, j’eusse volontiers subi toutes les humiliations imaginables.

— Oui, je conçois très bien votre désir, répondis-je avec humilité au brutal matelot ; mais je vous en prie, répondez-moi : savez-vous ce qu’est devenu le prisonnier ?

— Oui, je le sais ; mais je ne vous le dirai pas !

— Vous le savez, m’écriai-je en joignant mes mains d’un air suppliant. Oh ! parlez, alors, je vous en conjure ! Tout ce que je possède vous appartient.

— Possédez-vous un shilling ? dit l’Anglais en m’interrompant.

— Certainement, plusieurs, même…

— Eh bien, alors, donnez-moi un shilling, et je répondrai à votre question !

Je m’empressai de retirer de ma poche la pièce d’argent qu’exigeait le matelot : car, dans la crainte d’être volé, je portais toujours mon petit trésor sur moi, et je la lui remis sans hésiter.

— Voici, lui dis-je ; à présent, parlez ! Cet homme est mort, n’est-ce pas ?

— Malheureusement non, me répondit-il d’un ton rogue. Toutefois, j’espère bien qu’il n’en réchappera pas.

— Ah ! il n’est pas mort ? répétai-je en sentant une joie immense me monter au cœur.

By God ! quand je dis non, c’est non… Ce chien de Français a reçu trois coups seulement de baïonnette, un dans le côté, et deux dans les cuisses… Par bonheur qu’un coup de sabre lui a aussi presque fendu la tête… Cependant le chien respire encore.

— Merci, mon Dieu ! m’écriai-je ; tout espoir n’est pas encore perdu. Mon ami, continuai-je en m’adressant au matelot, puis-je compter sur votre bon cœur pour avoir chaque jour des nouvelles de mon ami ?

— Je ne suis pas votre ami, me répondit-il d’un air indigné, et je ne me pique pas de générosité envers des chiens de Français. Cependant si chaque jour vous vouliez me remettre un shilling, je vous donnerais tous les matins des nouvelles du rascal.

— Oh ! j’accepte avec joie ce marché.

— Alors, c’est chose convenue. À présent allez-vous-en au diable, car si l’on me surprenait causant avec vous, l’on me punirait.

Assuré que Bertaud vivait encore, je recouvrai un peu de tranquillité d’esprit et je supportai mieux la longueur de la journée que je ne m’y serais attendu.

Le lendemain matin, dès les six heures, je m’empressai de monter sur le pont : le matelot, fidèle à son rendez-vous, m’y attendait.

— Eh bien ? lui demandai-je dès que je l’aperçus. Pour toute réponse, il me tendit la main ouverte : je m’empressai d’y déposer le shilling dont nous étions convenus la veille.

— Il est toujours dans le délire, me dit-il alors, mais son état n’a malheureusement pas empiré. Le médecin ne peut pas répondre encore de sa mort. À demain.

Pendant vingt jours suivis j’obtins ainsi chaque matin, et toujours à raison d’un shilling, des nouvelles de mon pauvre ami. Plusieurs fois, un soupçon poignant et affreux me traversa l’esprit ; je me figurai que Bertaud était mort et que le matelot inventait chaque jour, pour m’extorquer mon argent, un faux bulletin sanitaire.

Toutefois, je ne tardai pas à me rassurer en remarquant qu’à mesure que la santé de Bertaud s’améliorait, mon entremetteur devenait de plus en plus brusque et grossier envers moi : cette mauvaise humeur me convainquit qu’il ne me trompait pas.

Comme, au moment de nous évader, Bertaud et moi, nous avions partagé par moitié les quarante-cinq shillings que nous possédions, je me trouvai, après vingt jours, dans l’impossibilité de continuer à payer le soldat anglais. Inutile d’ajouter que ce dernier, dès l’instant où je ne pus plus lui remettre son shilling, cessa immédiatement toute communication avec moi. Au reste, peu m’importait alors : je savais Bertaud en complète convalescence et, à moins d’une rechute peu probable, je m’attendais à le revoir bientôt. Je prenais donc aisément patience.


IV


Quelques-uns de mes passe-temps – Espoir déçu – Études – Privations – Précautions – Obstination de Bertaud – Mon début dans l’art de la peinture – Discussion – Bertaud me persuade de déserter


Pour occuper mon temps et mes trop longs loisirs, je me mis alors à étudier les mathématiques. Ayant appris que Surcouf s’était fait armateur, j’espérais que d’un jour à l’autre ses corsaires me délivreraient par un échange fait en mer ; et je lui écrivis plusieurs lettres pour me rappeler à son souvenir.

Par malheur, ce nom si redouté de Surcouf les empêcha de parvenir à leur destination ; les Anglais les confisquaient au passage. Ce ne fut que bien des années, hélas ! plus tard, que je connus ces ignobles soustractions par la bouche de Surcouf lui-même. L’excellent Malouin apprit ma captivité pour la première fois lorsque je la lui racontai. S’il en eût été instruit par une des nombreuses lettres que je lui adressai, ma jeunesse entière ne se fût pas si cruellement écoulée dans ces hideux pontons qui ont dévoré et torturé une si grande partie de mon existence. Enfin, espérant à cette époque que d’un jour à l’autre Surcouf me ferait échanger ou que la paix se conclurait avec l’Angleterre, je travaillais, dis-je, avec ardeur aux mathématiques, afin, lorsque sonnerait l’heure de ma liberté, de me trouver en état de passer mon examen de capitaine au long cours.

C’est ici le cas de constater un prodigieux phénomène qui se passait à bord des pontons. De simples et ignorants matelots qui y étaient entrés quelques années avant moi, ne sachant ni épeler un mot ni tracer une lettre de l’alphabet, avaient pendant ce laps de temps travaillé avec une telle ardeur que, lorsque j’arrivai à bord du Protée, plusieurs d’entre eux non seulement écrivaient alors assez bien leur langue, mais possédaient en outre d’une façon très complète leurs mathématiques et leur géographie. Il y en avait certes parmi eux de beaucoup plus instruits que ne l’étaient à cette époque beaucoup des officiers de marine.

Je ne puis dire l’émulation qui régnait entre les travailleurs volontaires du Protée : c’était à qui apprendrait le plus et le mieux.

Toutefois nos études, même en dehors de la difficulté que nous éprouvions à nous procurer les livres et les instruments de mathématiques dont nous avions besoin, rencontraient encore de bien nombreux obstacles. Travailler pendant le jour soit sur le pont, soit dans la batterie, était à peu près chose impossible : le bruit continuel qui se faisait dans ces deux endroits empêchait toute application suivie et soutenue ; c’était donc la nuit que nous avions choisie pour nous livrer aux études sérieuses.

Pour cela il nous fallait d’abord, ce qui n’était pas une chose facile, nous procurer de la lumière ; ensuite, lorsque nous avions réussi, il nous restait encore à trouver le moyen de cacher cette lumière, car après le couvre-feu sonné, malheur à celui que le sergent de ronde trouvait en contravention : il subissait sans rémission trois jours de cachot, et dans quel cachot !… Dans une affreuse fosse, située sous l’eau, humide, froide, infecte, complètement privée d’air, un vrai puits de Venise, et cela avec la suppression du tiers des vivres quotidiens.

La classe des travailleurs intellectuels était sans contredit la plus pauvre du ponton : les coqs ou cuisiniers, les brocanteurs, les marchands de pommes de terre et de ratatouille, les teneurs de jeu et les maîtres d’armes ne manquaient jamais d’argent ; aussi nous tenaient-ils en grande pitié et mépris.

Dénués d’argent comme nous l’étions, nous devions chaque jour, pour nous procurer le luminaire destiné à notre nuit, sortir vainqueurs d’une grande tentation, et nous imposer un bien pénible sacrifice. À dîner, chaque académicien, titre que nous nous donnions en riant, était tenu d’extraire soigneusement et en entier toute la graisse que pouvait contenir sa portion de viande ; et, comme cette portion y compris les os ne pesait, je l’ai déjà dit, que quatre onces au plus, on comprendra que je n’ai pas eu tort en parlant d’un pénible sacrifice.

Cette graisse était déposée intégralement dans le pied de cheval suspendu au-dessus de la vaste table sur laquelle nous travaillions et nous servait de lampe.

Une fois la nuit venue et le couvre-feu sonné, nous entourions de bancs cette table qui pouvait occuper la place d’à peu près six ou huit hamacs, puis blindant ensuite le plus hermétiquement possible le pourtour de ce sanctuaire au moyen de toiles épaisses de matelas et de couvertures, nous dissimulions avec le plus grand soin jusqu’au moindre rayon de lumière qui eût pu être aperçu par les surveillants anglais occupés à épier nos actions à l’affût derrière les meurtrières.

Ces infractions aux règlements, qui de tout temps ont eu lieu à bord des pontons, ont rarement été découvertes ; cependant j’avoue ici que la crainte d’être surpris m’a fait éprouver souvent, lorsque je me trouvais dans cette position répréhensible, les plus poignantes angoisses, les plus cruelles appréhensions. Ce n’était certes pas la perspective des trois jours de cachot qui m’épouvantait ; je n’y songeais même pas ; mais les Anglais, par un surcroît de barbarie que j’ai toujours eu peine à m’expliquer, détruisaient, en présence des prisonniers ainsi surpris en contravention, les livres et les objets, comme plumes, encre, papier, ardoises, etc., dont nous nous servions pour nos études. À l’idée seule d’un pareil malheur, pour nous presque toujours irréparable, j’ai vu les plus braves trembler, et les plus philosophes pâlir !

Il fallait, au reste, que l’amour de l’étude, ou, ce qui me paraît plus exact, que l’envie de nous absorber dans une occupation qui nous permît d’oublier un peu notre captivité fût bien vive, pour que nous consentions à passer par tant de privations et tant de dangers pour construire nos cachettes, car rien ne peut donner une idée