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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/15

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des souffrances que nous avions à endurer dans ces espèces de casemates.

Le peu d’air qui régnait dans ces étroits réduits clandestins, eu égard au grand nombre de personnes qu’ils contenaient, air que viciaient encore et la double fumée des culotteurs de pipe et celle qu’exhalait la graisse de notre lampe, composaient bientôt une telle atmosphère que souvent j’ai vu des académiciens, et ces académiciens-là, recrutés dans la rude classe des marins, n’étaient certes pas des hommes débiles, délicats et impressionnables, perdre complètement connaissance. Parfois aussi, faute d’air, notre lampe s’éteignait.

Combien de fois ne m’est-il pas arrivé à moi-même de me cramponner d’une main convulsive aux barreaux des sabords pour humer avec délices les émanations infectes, mais au moins fraîches et humides, qui s’élevaient du sein d’énormes îlots de vase qui encombraient la rivière jusqu’à l’entrée du port et entouraient Le Protée de toutes parts !

N’importe, jamais je n’oublierai les heures ainsi passées au travail ; toujours elles resteront dans ma mémoire comme un des souvenirs les plus doux de ma vie.

Vers le milieu du mois de septembre, une grande joie m’arriva au moment où je m’y attendais le moins. J’aperçus, en me rendant un matin sur le pont, mon excellent Bertaud que l’on ramenait de l’hôpital, et qui, dès qu’il m’aperçut, courut à ma rencontre et se jeta dans mes bras.

— Eh bien, mon brave ami, lui dis-je en remarquant avec un serrement de cœur une large cicatrice à peine fermée et encore toute rouge qui lui séparait le front en deux, tu as donc pensé mourir !

— Non, du tout ! me répondit-il en riant.

— Cependant un matelot, par qui j’ai eu longtemps de tes nouvelles…

— Ah ! oui, je vois ce que c’est, interrompit Bertaud, ces canailles d’Anglais comptaient pour me voir tourner l’œil sur le horion que j’ai reçu à la tête… Les imbéciles !… ils comptaient sans leur hôte ! Est-ce qu’on démolit jamais une tête bretonne ? Elles sont bien trop dures pour cela ! le soldat qui m’a entaillé le crâne a cassé son sabre à cette belle besogne. J’en suis ravi… On lui apprendra une autre fois à mieux choisir son endroit…

— Allons, je vois avec plaisir qu’à ta maigreur près, qui est devenue fabuleuse, tu n’as point changé.

— Mais oui, je suis toujours le même. À propos, quand nous évaderons-nous ?

— Plaît-il, que dis-tu ? demandai-je en croyant n’avoir pas bien entendu.

— Je dis : quand nous évaderons-nous ?

De la part de toute autre personne, cette question m’eût paru ou une plaisanterie ou une rodomontade ; mais Bertaud me l’adressa d’un air si simple, si naturel, si convaincu, que je ne pus mettre un seul instant en doute qu’elle n’exprimât pas parfaitement sa résolution.

— Ah ! parbleu ! m’écriai-je, ceci est par trop fort. À cette obstination je devinerais, si je ne le savais déjà, à quel pays tu appartiens. Tu peux te vanter de n’être point Breton à demi. Quoi ! à peine sauvé par un miracle inouï, que, soit dit en passant, tu vas me raconter tout à l’heure, voilà que tu songes déjà à affronter la même entreprise qui t’a déjà une première fois si mal réussi. C’est de la folie !

— Du tout, cher ami, c’est de la raison. Il est parbleu positif que si j’avais réussi à me sauver, je n’y songerais plus ! C’est justement parce que mon guignon s’est jeté cette fois-ci à la traverse de la chose que ça me reste à recommencer. Est-ce que tu aurais renoncé pour ta part à toute idée de liberté ?

— Je t’avouerai que la triste issue de notre tentative a un peu refroidi mon ardeur…

— Tu feras comme bon te semblera ; mais je t’avertis moi que je veux me sauver, et que je me sauverai… Oui, oui, je le dis et je le répète, je veux me sauver et je me sauverai… Tu verras !

— Dame, que te répondre, sinon qu’ayant commencé ce genre d’exercice périlleux avec toi, je te suivrai…

— Alors ne crains rien. Je réponds de tout ! Nous ne resterons plus longtemps ici et nous reverrons bientôt la France…

— Pourvu toutefois que nous ne nous noyions pas en route…

— Quant à ça, c’est possible… Mais après tout, qu’importe ? Nous aurons réussi ; nous ne serons plus prisonniers ! Le changement qui s’opéra en huit jours de temps dans l’état de Bertaud fut inouï : à chaque heure, pour ainsi dire, on pouvait remarquer une nouvelle amélioration dans sa santé ; ses forces revenaient à vue d’œil. Cependant notre alimentation et notre genre de vie n’étaient certes guère favorables au développement d’une convalescence.

Comme je lui faisais compliment sur ce rapide retour à la santé :

— Parbleu, me répondit-il simplement, il le faut bien, puisque je vais avoir bientôt besoin de toutes mes forces. Je suis forcé de me remettre au plus vite.

Le fait est, j’en suis persuadé, que cette merveilleuse convalescence du Breton était uniquement produite par sa force de volonté. Il voulait se guérir, et il se guérissait.

Combien de fois n’ai-je pas vu, à bord des pontons des prisonniers, en mer des matelots, les premiers attaqués de fièvres pernicieuses, les seconds du scorbut, résister par leur seule énergie aux progrès du mal et finir par en triompher, tandis que d’autres, bien moins dangereusement atteints, mais d’une nature molle, ne tardaient pas à succomber aux attaques de la maladie !

Il m’arriva pendant la convalescence de Bertaud une assez bonne aubaine, qui me permit de gagner quelque argent. Voici le fait. J’ai déjà dit que mes compagnons d’infortune se livraient à toutes sortes de travaux ; or, il y avait un genre d’industrie dans lequel surtout plusieurs d’entre eux excellaient, et qui était porté à sa perfection : je veux parler de dessins exécutés en paille, qui s’incrustaient sur des nécessaires en bois ou sur des boîtes de toute espèce ; seulement, ces dessins représentaient toujours les mêmes objets, des fleurs et des oiseaux.

Un jour que je m’amusais à esquisser sur une ardoise un navire sous voiles, un de ces fabricants de nécessaires me proposa, si je voulais lui faire des dessins maritimes, de me les payer à raison de trois sous pièce ; je m’empressai d’accepter.

Je n’avais d’abord vu dans ce travail qu’un moyen d’améliorer un peu ma position et de venir en aide à la convalescence de Bertaud ; mais séduit et charmé bientôt par cette occupation qui, tout à fait conforme à mes goûts, me rappelait en outre la maison paternelle, je finis par m’y adonner avec une ardeur sans pareille.

Mon fabricant, qui avait plutôt besoin d’indications de sujets que de dessins finis, et qui, vu surtout la modicité du prix qu’il me payait, ne pouvait guère se montrer bien exigeant, me reprochait amicalement que je me donnais trop de mal et perdais trop de temps à finir mes petites compositions. Mais j’avais tellement pris la chose à cœur que je travaillais plutôt pour moi que pour lui, et que, ne m’eût-il plus voulu payer ma peine, je n’en aurais pas moins continué mes dessins, pour mon seul plaisir personnel.

J’étais tellement absorbé et je me trouvais, relativement parlant, si heureux, que je passais parfois des journées entières sans songer une seule fois à Surcouf et à M. Thomas ; ma position à bord du ponton me paraissait par moments, c’est-à-dire lorsque j’avais réussi dans mon travail à vaincre une difficulté ou à opérer un progrès, assez supportable.

Aussi, malgré moi, je ne montrais plus pour Bertaud, quoique mes sentiments à son égard fussent toujours les mêmes, la même amitié que par le passé. Je lui en voulais presque de la ténacité qu’il montrait pour reconquérir sa liberté, car cette ténacité devait, le lecteur peut se souvenir que je m’étais engagé vis-à-vis de lui, passer par toutes les angoisses d’une nouvelle évasion, et je ne me trouvais plus assez malheureux pour m’exposer de gaieté de cœur à une mort presque certaine.

Quand bien même ma captivité durerait un an, deux ans, plus encore, me disais-je, ce qui n’est cependant pas probable, car il faudra bien que la guerre finisse, l’avenir m’en restera-t-il moins pour cela ? Qui pourra m’empêcher alors de m’adonner à la peinture dans les loisirs que me laissera ma profession de marin ? Je suis et je dois être encore heureux.

— Garneray, me dit un certain soir Bertaud après le dîner, peux-tu me suivre, j’ai à te parler ?

— Quel air solennel ! tu me fais peur, lui répondis-je en souriant, car me sentant intérieurement coupable je désirais éviter une explication sérieuse et donner un tour léger à notre conversation.

— Je suis sérieux parce que j’ai à t’entretenir de choses sérieuses. Mais gagnons auparavant le banc situé sous ton hamac… Il n’y a là ni meurtrières qui puissent nous trahir, ni prisonniers qui nous écoutent.

— Comme tu voudras. Je n’ai, quant à moi, rien à cacher.

Une fois que nous fûmes assis l’un près de l’autre, le Breton, après s’être assuré par un rapide coup d’œil que personne ne prenait garde à nous, se retourna vers moi et engagea la conversation.

— Louis, si je ne t’avais juré une amitié jusqu’à la mort, je ne serais pas en ce moment à tes côtés, et je ne te dirais pas ce que je vais te dire. Toutefois, avant de commencer cet entretien, il faut que tu me jures de répondre franchement à une question que j’ai à t’adresser. T’y engages-tu ?

— Tu sais, Bertaud, que je suis comme toi, loyal et franc. Tu peux parler.

— Oui, je t’estime, car sans cela… mais tous ces discours sont inutiles : as-tu toujours envie de recouvrer ta liberté ?

— Oui, toujours, seulement…

— N’oublie point la promesse que tu viens de me faire d’être franc… Seulement ? Va, poursuis.

— Seulement la déplorable issue de notre première tentative m’a sinon découragé, du moins considérablement refroidi. Je ne me soucie pas de mourir lâchement égorgé. Il faudrait que l’occasion fût bien belle.

— Oui, je comprends !… Tu voudrais un ordre d’élargissement signé des autorités anglaises…

— Non, tu exagères, mais je désirerais ne plus passer un mois à