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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/16

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creuser un trou que la délation, il y a pour cela cent à parier contre un, révélerait aux Anglais avant qu’il fût terminé.

— Je conçois, cela t’irait assez que l’on vînt te trouver pendant la nuit et que l’on te dît : Garneray, lève-toi ; voici ton sac, le trou est fait, partons !

— J’avoue qu’une évasion dans de semblables conditions me tenterait fort.

— Eh bien ! si on t’offrait une pareille chose, accepterais-tu ? Voyons, réponds-moi, là, la main sur le cœur.

— La main sur le cœur, j’accepterais, Bertaud.

— Oui ! Eh bien, voilà qui est convenu. Je viendrai cette nuit te réveiller à minuit, je t’apporterai ton sac, et le trou sera prêt. Tu n’auras plus qu’à te mettre à l’eau.

— Que me dis-tu là, Bertaud ? m’écriai-je avec étonnement et émotion. Quoi ! tu comptes t’évader cette nuit même ?

— Oui, cher ami, cette nuit même. Dame, cela t’étonne. Que veux-tu ? Quand j’ai une idée, cette idée m’empoigne tellement que je me trouve forcé de m’en occuper sans cesse. Voilà pourquoi, pendant que tu t’amusais à barbouiller pour quelques sous des petits carrés de papier, je travaillais, moi, à préparer nos moyens de fuite.

— Et de l’argent, Bertaud ?

— Je t’avouerai, ma foi, que je n’ai même pas songé à m’en procurer. J’ai là-dessus un projet bien arrêté.

— Peut-on savoir lequel, cher ami ?

— Mais certainement ! Depuis deux ans que je suis prisonnier des Anglais, ces gueux-là, au lieu de me traiter avec l’humanité et l’honnêteté que l’on doit toujours à un pauvre diable dont tout le crime ne consiste, après tout, qu’à s’être loyalement battu pour son pays, m’ont abreuvé d’outrages, m’ont martyrisé, flanqué des coups de pied comme si j’étais un chien, fait mourir à moitié de faim ! Tu conviens de cela, n’est-ce pas agréable ?

— Tes griefs ne sont que trop fondés.

— Bon ! Or, puisque les Anglais me traitent en chien enragé ou en galérien, pourquoi donc que je garderais des ménagements avec eux ? Ce ne serait pas de la bonté, ça serait de la bêtise…

— Tout cela ne m’apprend pas comment tu t’y prendras pour suppléer, en supposant toutefois que nous soyons assez heureux pour atteindre la terre, à l’argent qui nous manque…

— Mais au contraire ! Une fois à terre je m’embusque derrière une haie, dans un champ, absolument comme font les chouans dans mon pays, puis, le premier Anglais qui passe, je lui saute dessus et je lui empoigne sa monnaie.

— Ton moyen me semble assez risqué.

— Bah ! à la guerre comme à la guerre ! Après tout je ne compte pas sur l’Anglais que sa mauvaise étoile enverra vers nous pour nous servir de banquier… Non… je lui administrerai seulement un certain coup de tête que je sais dans le creux de l’estomac, et cela me suffira pour l’étendre par terre et pour l’étourdir. Mais assez causé, moins l’on parle en affaires et mieux on s’en trouve. Tout est dit, redit, convenu et arrêté entre nous, n’est-ce pas ? Cette nuit tu m’attendras vers minuit !

— Je t’attendrai et je serai prêt.

— Allons, ça va bien : tu viens de me faire cette réponse d’un ton ferme et décidé, qui me rassure et me donne bon espoir ! Ah ! mon ami, revoir son pays, pouvoir faire ses volontés, vivre comme tout le monde… à sa guise… Cette idée-là me rend fou de joie. À présent, pour plus de prudence encore, ne nous adressons plus la parole jusqu’à ce soir. Au revoir !

Bertaud s’éloignait après avoir prononcé ces paroles, lorsque, semblant se raviser, il revint près de moi.

— À propos, me dit-il, j’oubliais de t’avertir d’une précaution indispensable qu’il te faudra prendre. Comme il règne en ce moment un froid vif et piquant, et que par conséquent la mer ne doit pas être ici précisément aussi chaude que dans l’Inde, aie soin de te frotter tout le corps, des pieds à la tête, avec de l’huile ou de la graisse… Cela t’empêchera d’être pincé aussi fortement par la froideur de l’eau… Bon espoir, à minuit j’irai te chercher !

Cette conversation avec Bertaud avait complètement changé mes idées ; la perspective d’une délivrance prochaine m’avait fait envisager avec effroi cette détention probable de deux ou trois ans dont j’étais menacé ! Qui sait aussi si l’influence et la contagion de cet amour de liberté qui animait mon compagnon n’avaient pas déteint sur moi ? Toujours est-il que je me sentais déterminé à tout entreprendre, à tout braver pour secouer l’affreux esclavage qui pesait sur moi.

La nuit venue, je dérobai une bonne partie de la graisse de la lampe qui servait à notre petite académie, et je m’en frottai tout le corps. Complètement nu sous ma couverture, j’attendais avec une impatience fébrile l’arrivée de Bertaud. Minuit sonnait lorsque, fidèle à sa promesse, il vint m’avertir qu’il m’attendait. Je me glissai doucement en bas de mon lit, et le suivant, en rampant en silence, j’eus le bonheur de traverser toute la batterie sans éveiller un seul dormeur, sans attirer l’attention de personne.

Avant de poursuivre ce récit, je demanderai la permission au lecteur, car cela est indispensable pour l’intelligence de ce qui va suivre, de lui donner une courte description et de la position de notre ponton et des lieux qui l’environnaient.

En face de Portsmouth, et venant y mourir, se trouvait le lac de Portchester ; ce lac, partagé en trois bras par d’énormes masses de vase, contenait les pontons. Le Protée, son avant tourné vers le port, était ancré dans le bras du milieu, dit rivière de Portchester.

Les pointes des trois masses de vase dont je viens de parler arrivaient jusqu’au fond du port de Portsmouth ; en face de l’îlot de vase situé à notre droite, du côté de l’ouest se trouvait la campagne ; un peu plus loin, l’on voyait une prison nommée Forton, qui était aussi consacrée aux prisonniers de guerre français, puis, en avançant encore un peu, toujours en ligne droite du côté de la mer, on arrivait à la ville de Gosport.

À l’est du Protée, et après avoir traversé deux îlots qui s’étendaient d’un bout à l’autre de la rivière, on parvenait aussi à la campagne, seulement cet endroit était couvert de forts. À partir de ces forts et en remontant vers le sud, on arrivait à l’arsenal et à la ville de Portsmouth.

À présent je reprends mon récit.

Après avoir, je l’ai dit, heureusement traversé la batterie et être descendus dans le faux pont, nous atteignîmes, Bertaud et moi, le trou par où nous devions nous jeter à la mer.

— Voici ton sac, me dit mon compagnon d’aventures d’une voix tellement basse que je devinai sa phrase plutôt que je ne l’entendis ; passe les cordes qui le retiennent en sautoir autour de ton épaule droite et de ton corps : ces cordes ne sont attachées que par un nœud qu’il te sera facile, si la nécessité l’exige, de défaire de suite et sans effort…

— Qu’y a-t-il dans ce sac, Bertaud ? lui demandai-je sur le même ton.

— Deux biscuits, un flacon de rhum, une lime dont le bout affilé vaut une pointe de poignard, et deux paires de patins.

— Des patins ! pour quoi faire ?

— Pour que nous puissions marcher sans trop nous enfoncer sur les hauts-fonds des îlots de vase. Allons, retire-toi et laisse-moi passer, je dois te montrer le chemin.

— Oh ! cette fois je m’y oppose. Je me mets à la mer le premier, ou bien je renonce à m’évader.

— Tu abuses de ce que le temps me presse, me répondit Bertaud du ton d’un doux reproche, pour me forcer à te laisser t’exposer à ma place. Enfin, il faut bien te céder ! prends cette corde et laisse-toi glisser… Eh bien ! tu ne m’embrasses pas ! Le fait est que la dernière fois nos adieux ne nous ont pas positivement porté bonheur.


V


Entreprise funeste – Épreuves terribles – Infamie d’un Danois – Séparation douloureuse – Mort de Bertaud – Profanation – Infamie des Anglais


Après avoir embrassé mon compagnon et lui avoir serré la main avec une émotion bien naturelle, je pris la corde et m’affalai à la rivière. Quoique mon corps fût enduit de graisse, l’impression de froid que je ressentis au contact glacial de l’eau fut tellement violente, qu’un instant elle paralysa toutes mes forces et que je craignis de me noyer. Heureusement qu’après un intervalle d’à peu près dix secondes je me remis un peu : Bertaud me rejoignit alors.

— Nage sans bruit et doucement, murmura-t-il à mon oreille.

Aux premières brasses que je fis, je m’attendais à chaque instant à voir la nuit, qui était fort sombre, s’illuminer d’un éclair et à recevoir une balle dans la tête. Je ne me rassurai que lorsqu’un bon quart d’heure plus tard mon pied sentit la vase.

— Bertaud, dis-je à demi-voix, es-tu là ?

— Oui, courage ; ne parle plus et avance.

Je voulus alors, pour conserver mes forces et ne pas me fatiguer, prendre terre ; mais ma jambe s’enfonça tout entière dans la vase, et je fus contraint de me remettre à nager. Un quart d’heure plus tard nous abordions le haut-fond de droite dont j’ai parlé.

Il nous fallut bien perdre vingt minutes avant de pouvoir nous remettre en route, d’abord pour chausser nos patins, ensuite pour nous habituer à marcher, car le sol qui nous portait était si flasque et si mouvant que nous eussions préféré avancer à la nage.

J’étais, quant à moi, complètement transi, et les efforts que j’avais faits et que je continuais encore pour me tenir debout m’avaient tellement fatigué que je fus obligé de m’arrêter un moment pour prendre un peu de repos. Une gorgée de rhum que j’avalai, la joie de penser que j’étais hors de la portée des sentinelles du Protée, et qu’un pas me séparait à peine de la liberté, me rendirent bientôt mes forces.

Après avoir traversé l’îlot de vase, nous nous retrouvâmes de nouveau dans la rivière ; celle-ci était celle de Gosport. La nuit était tellement noire que je ne distinguais pas Bertaud, quoique je marchasse à ses côtés.

— Par où faut-il nous diriger, mon ami ? lui demandai-je.

— Je crois, me répondit-il, que nous sommes parvenus à la pointe de l’îlot, et que, par conséquent, nous devons tirer sur notre droite, c’est-à-dire dans la direction de la campagne de Gosport…

— C’est aussi mon opinion.