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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/17

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Nous nous remîmes, après avoir bu encore quelques gorgées de rhum, de nouveau à l’ouvrage, portés vers l’embouchure du port par la marée.

À mesure que nous avançions, je sentais le froid glacial qui m’avait saisi à ma sortie du ponton augmenter d’intensité ; c’était à peine si je pouvais me soutenir sur l’eau, tant il entravait mes mouvements. Je fis part de ma position à Bertaud.

— Et moi, cher ami, me répondit-il, te figures-tu donc que mon corps n’est pas composé de chair et d’os comme le tien ?.. Je ne sais pas comment je n’ai pas encore coulé à fond… Une idée ! si nous faisions la planche ?

Nous nous retournâmes sur le dos, et ce changement de position, en donnant plus de liberté à nos mouvements, nous rendit un peu de chaleur.

— Dis donc, Louis, me dit Bertaud, sais-tu bien que je commence à craindre que nous ne nous soyons trompés de direction, et qu’au lieu de nous diriger vers la terre nous soyons entrés dans le port… car enfin, si nous ne nous étions pas trompés, nous aurions dû depuis longtemps atteindre la terre.

Déjà cette idée m’était venue, mais, craignant de décourager Bertaud, je n’avais osé la lui communiquer.

Il me fut bientôt impossible de conserver le moindre doute à cet égard ; il était de toute évidence que, laissant la terre à notre droite, nous nous étions engagés dans le port.

Notre position devenait affreuse, presque désespérée ; j’eusse bien volontiers accepté en ce moment le secours des Anglais pour regagner notre ponton. La nuit, de plus en plus obscure, ne nous permettait pas d’apercevoir à plus d’une brasse devant nous ; le froid, de plus en plus vif, engourdissait nos membres et nous ôtait ou du moins m’ôtait toute énergie, car quant à Bertaud, indomptable dans sa résolution, il se préoccupait fort peu du danger qu’il courait et ne pensait qu’à conquérir et assurer sa liberté.

Nous continuâmes encore à nager pendant environ un quart d’heure. Ce laps de temps écoulé, je sentis que mes forces me manquaient et que je ne pouvais plus avancer.

— Bertaud, murmurai-je, peux-tu me soutenir un peu sur l’eau pendant que je boirai une gorgée de rhum ?.. sans cela, je suis un homme mort… je me noie.

— Appuie-toi d’une main sur mon épaule, me répondit-il en se plaçant devant moi, tandis que de l’autre tu prendras le flacon de rhum qui se trouve hors du sac pendu à mon cou…

— Merci, Bertaud ! tu me sauves la vie.

Je fis ainsi que me le disait le Breton, mais à peine eus-je posé ma main sur son épaule que je le sentis, malgré ses efforts, s’enfoncer sous cette étreinte.

— Dépêche-toi ! me cria-t-il, le froid m’a saisi, et c’est à peine si je puis remuer faiblement mes membres ; je crois que je vais sombrer… C’est triste, j’en conviens, mais cela vaut encore mieux cependant que de tomber entre les mains de ces canailles d’Anglais.

Une forte gorgée de rhum que je parvins à avaler pendant que Bertaud parlait ainsi me rendit, je ne dirai pas toutes mes forces, mais au moins un peu de mon énergie et de mon courage.

— Appuie-toi à ton tour sur moi et imite-moi, dis-je au Breton.

— Je ne demanderais pas mieux, mais cela m’est impossible… Je ne puis plus bouger… Ma foi, c’est fini… Adieu, mon vieux ! À cette réponse que Bertaud s’efforça de me faire d’un ton calme, mais qui décelait toute une agonie, je saisis mon pauvre ami à bras-le-corps, et, frappant l’eau avec mes jambes pour me soutenir :

— Bois vite, lui dis-je… le rhum te remettra.

En effet, quelques secondes plus tard, Bertaud, momentanément hors de danger, nageait de nouveau avec vigueur à mes côtés.

Un nouveau laps de temps, que j’estimai dans le moment à trois heures et qui ne dépassa probablement pas une dizaine de minutes, s’étant écoulé, je fus repris de la même faiblesse.

— Cette fois, camarade, dis-je à Bertaud, je crois que c’est pour tout de bon que je me noie… Ne distingues-tu pas la terre ?

— Fais comme moi, me répondit-il, jette les objets qui se trouvent dans ton sac et attache-le ensuite à ton cou… tes patins en bois te soutiendront sur l’eau et te permettront de faire longtemps la planche…

— Merci de ton idée, il était temps !…

Je m’empressai de retirer les biscuits et les effets que contenait mon sac et, ainsi allégé, je me retournai sur le dos. Pendant les quelques minutes qui suivirent, je perdis pour ainsi dire, tant ma fatigue était grande et tant mon sang s’était glacé, la conscience de mon être ; un bourdonnement confus qui résonnait à mes oreilles et une poignante douleur que j’éprouvais aux tempes étaient les seules sensations qui me rattachaient, par la souffrance, au monde réel.

Cependant, quoique la mort, car je n’entrevoyais aucun événement qui pût me sauver, eût été alors pour moi un bienfait, l’idée que dans quelques heures je ne serais plus qu’un cadavre m’épouvantait. Avec quelle joie immense et quelle reconnaissance n’eus-je pas accueilli alors la proposition qui m’eût été faite d’être réintégré dans le ponton le Protée !

Je me désespérais mentalement car je n’avais même plus la force de formuler à haute voix ma douleur, lorsqu’un mot, prononcé par Bertaud, me rendit toute ma force et me fit tressaillir de bonheur.

Le Breton venait de crier : Terre !

À cette pensée que j’allais enfin sortir vivant de cette mer glaciale que je regardais déjà comme mon tombeau, mon corps retrouva toute son énergie, toute sa souplesse, et je me mis à frapper vigoureusement l’eau avec mes jambes pour prendre terre sans plus tarder.

Presque au même instant je ressentis un choc violent et il me sembla que je venais de me briser la tête. Je présumai que je m’étais jeté contre un rocher, mais je me trompais : je ne tardai pas à m’apercevoir que c’était contre les flancs d’un navire que je venais de me heurter.

Vingt secondes plus tard je trouvai l’échelle du bord, et, suivi de Bertaud, je montai sur le pont.

— Prenez garde, me dit le Breton, peut-être ce bâtiment, et cela est même plus que probable, est-il anglais. Alors nous sommes repincés. Ne vaudrait-il pas mieux tâcher de nous orienter et nous remettre de nouveau à la mer ?

— Nous remettre à la mer ! Es-tu fou, Bertaud ? Ce serait la mort !

— Eh bien, après ? la mort n’est pas l’esclavage.

Je ne répondis pas et je me hâtai de monter le plus vite que je pus l’escalier du navire. Il pouvait être alors environ une heure, une heure et demie du matin ; aussi ne trouvâmes-nous, en mettant le pied sur le pont, pas un seul homme de garde. Un chien énorme nous reçut à notre arrivée avec des hurlements continus, et cette réception nous fut d’autant plus désagréable que, complètement nus et exténués comme nous l’étions, elle constituait pour nous un véritable danger.

Une barre d’anspect qui se trouva fort à propos sous ma main, et dont je m’armai de suite, me permit de faire face au dogue, et nous sauva peut-être, Bertaud et moi, de ses cruelles morsures.

Seulement, l’animal, rendu plus furieux encore par cette résistance, redoubla à un tel point ses aboiements qu’il ne tarda pas à réveiller l’équipage : cinq ou six matelots parurent bientôt sur le pont. Dire l’étonnement dont ils furent saisis à notre aspect me serait impossible : ils durent nous prendre pour deux fantômes.

Je remarquai quant à moi avec un vif plaisir que ces matelots parlaient une langue qui m’était étrangère. Ce fait n’échappa pas non plus à Bertaud.

— Ce ne sont pas des Anglais, me dit-il ; nous sommes sauvés !

Cinq minutes après nous étions conduits auprès du capitaine.

— Qui êtes-vous ? demanda celui-ci en mauvais anglais.

— Des Français évadés des pontons, capitaine, lui répondis-je, qui, se fiant à votre humanité et à votre honneur, viennent vous demander un refuge.

— Vous êtes des évadés des pontons, misérables ! s’écria alors le capitaine. Et vous osez venir vous réfugier à mon bord, me demander l’hospitalité, à moi, un capitaine danois !… Vous êtes fous !

— Mais, capitaine, je ne sache pas que la France et le Danemark soient en guerre, lui répondis-je ; en tout cas, l’infortune est une religion pour les gens de cœur !… Que voulez-vous donc faire et quelles sont vos intentions ? Oseriez-vous nous refuser l’hospitalité jusqu’à demain ?

— Vous donner l’hospitalité ! répéta le Danois avec ébahissement. Vraiment, il n’y a que les Français capables d’une telle imprudence ! Quoi, vous vous figurez bonnement que je vais, moi, dont la nation est l’alliée de l’Angleterre, prendre parti contre cette puissance, notre bienfaitrice, en votre faveur ! J’admire votre audace…

J’étais tellement accablé de froid et de lassitude, et par conséquent si découragé, que je n’accueillis pas cette réponse avec toute l’indignation qu’elle eût dû m’inspirer.

— Mais, capitaine, repris-je humblement, notre qualité de Français ne fait rien à cela. Ne voyez en nous que de pauvres naufragés qui implorent de votre bonté quelques secours insignifiants pour vous, et qui, pour eux, sont tout. Faites-nous donner quelques vieilles hardes de rebut, permettez-nous de nous reposer une heure et prêtez-nous une de vos embarcations pour atteindre la terre : nous ne demandons pas autre chose de votre générosité.

— Des hardes, c’est-à-dire un travestissement… Mon embarcation… c’est-à-dire encore la liberté ! Ah ! vraiment, c’est trop drôle ! dit le capitaine en riant d’un air méchant. Vous voulez faire de moi un complice. Non, messieurs, tout ce que je puis pour vous, c’est de vous renvoyer immédiatement à bord du ponton que vous avez si lâchement déserté.

Le capitaine, après ces paroles, se levait pour aller donner sans doute l’ordre de nous reconduire à bord du Protée, lorsque Bertaud, qui n’avait pas encore pris part à la conversation, s’emparant d’un couteau qui se trouvait sur la table, car cette scène se passait dans la grande chambre, se précipita sur le Danois avec une telle impétuosité que je n’eus ni le temps de deviner son action ni celui de le retenir, et le jetant violemment par terre il lui mit son genou sur la poitrine :

— Un mot, un seul, et tu es mort ! lui dit-il rapidement à voix