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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/18

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basse. Ah ! tu trembles et tu pâlis, misérable !… En effet, les traîtres sont toujours d’ignobles lâches !… Louis, continua le Breton, passe-moi ces serviettes qui sont sur la table, que j’attache et que je bâillonne ce gredin -là !

Je fis ainsi que le voulait Bertaud, et le Danois se trouva bien vite hors d’état de pousser un cri et de faire un mouvement.

— À présent, mon ami, me dit Bertaud, nous pouvons nous en aller.

— Quelle est ton intention ? lui demandai-je en remontant sur le pont.

— Peux-tu m’adresser une question semblable ? me répondit-il en s’arrêtant. Je vais me rejeter à la mer !… Mais toi ?

— Moi ! ma foi, Bertaud, je t’avouerai que les épreuves et les souffrances par lesquelles je viens de passer ont été trop fortes pour que, même au prix de ma liberté, je consente à les subir de nouveau. Moi, je reste ici et je me laisse ramener à bord du Protée.

— Au fait, tu as peut-être raison ! Que veux-tu ? Je fais probablement une bêtise, mais c’est plus fort que moi ; je ne puis supporter la pensée de me retrouver de nouveau prisonnier des Anglais.

— Écoute-moi, mon cher Bertaud, lui dis-je en lui prenant les mains au moment où il allait ouvrir la porte de la cabine et mettre le pied sur le pont, écoute-moi, je t’en conjure…

— Voyons, dépêche-toi ; que me veux-tu ?

— Te supplier de renoncer à ton projet insensé… Réfléchis donc qu’il y a mille à parier contre un que tu ne réussiras pas… Attends encore un peu… En supposant, ce qui est chose encore bien incertaine, que tu atteignes la terre, comment feras-tu, nu, sans ressource, sans vivres, sans argent ?

— Je dévaliserai le premier Anglais qui me tombera sous la main.

— Non, Bertaud, ne crois pas cela. Ce sera au contraire le premier Anglais qui te rencontrera qui s’emparera de toi ; car tu seras si épuisé et si faible qu’il te sera impossible d’opposer la moindre résistance, même à un enfant ! Tu hésites, tu réfléchis… Ah ! merci, mon Dieu !… tu ne partiras pas !…

— Tu te trompes, me répondit Bertaud d’une voix ferme et assurée, quoique le froid fît claquer ses dents, et la preuve c’est que je pars.

Le Breton, poussant alors la porte de la cabine, apparut subitement sur le gaillard d’arrière, toujours armé de son couteau, aux yeux des matelots danois, épouvantés et surpris ; puis, prenant son élan et franchissant les bastingages, il se précipita à la mer.

Un quart d’heure plus tard, le capitaine, délivré par mes soins, me faisait reconduire à bord du Protée ; mais quelles que fussent mes supplications et mes prières, il se refusa obstinément à mettre une embarcation à la mer pour tâcher de reprendre Bertaud.

— Ce bandit m’a insulté, frappé, me dit-il, pourquoi irais-je à son secours ?…

Il était près de quatre heures du matin lorsque le canot danois, après s’être fait reconnaître des sentinelles anglaises, me déposa à bord du ponton.

Ma rentrée sur le Protée fut cruelle. L’officier de quart ordonna que l’on me mît au cachot dans l’état où je me trouvais, c’est-à-dire grelottant de froid et absolument privé de vêtements.

Jamais je n’oublierai les souffrances que j’endurai le reste de cette nuit. Par bonheur le cachot avait été réparé quelques jours auparavant, et les ouvriers y avaient laissé un grand tas de copeaux dans lequel je me hâtai de me blottir. Sans cet abri tout à fait providentiel et inattendu il est pour moi incontestable que je fusse mort avant le lendemain.

Ce ne fut que dans le courant de la journée que l’on me délivra et que l’on me permit de reprendre ma place dans la batterie ; quant à me fournir de nouveaux effets, il n’en fut pas question. Sans la pitié de mes camarades d’infortune, qui, touchés de ma position et de la hardiesse que j’avais montrée dans cette évasion, me prêtèrent une vieille capote et un pantalon de toile, les Anglais m’eussent, quoique nous fussions alors dans la saison d’hiver, laissé complètement nu.

Je venais de me réveiller après un sommeil agité qui avait duré à peine une heure, lorsqu’il me sembla remarquer un mouvement inusité dans la batterie.

Les prisonniers couraient tous aux sabords de tribord et semblaient regarder avec anxiété quelque chose d’extraordinaire.

— Qu’y a-t-il donc ? demandai-je en m’avançant.

— Il n’y a rien, me répondit avec embarras le prisonnier à qui je m’adressais.

— Alors, pourquoi cet empressement général ?

— On regarde des corbeaux…

— Des corbeaux ! plaisantez-vous ? répondis-je en appuyant mon front contre les grilles d’un sabord.

Ah ! quel horrible spectacle se présenta à ma vue ; je ne sais comment, tant le serrement de cœur que j’éprouvai fut violent, je pus trouver assez de force pour le supporter sans me trouver mal.

J’aperçus, échoué sur les vases qui entouraient le Protée, et qui étaient alors à peine couvertes de quelques pouces d’eau, un cadavre complètement nu que le reflux venait d’y déposer.

— Bertaud ! m’écriai-je en proie au plus violent désespoir. Ah ! il n’est peut-être pas mort encore !…

Je me précipitai alors sur le pont, et m’adressant au master occupé à regarder avec sa lorgnette :

— Ah ! monsieur ! lui dis-je d’un ton suppliant, cet homme n’est peut-être pas encore mort… car vous savez que les noyés reviennent parfois, après quelques heures d’immersion, à la vie !… Je vous en supplie, au nom de tout ce qui vous est cher ici-bas, courez prévenir le capitaine !