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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/19

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— Je crois en effet qu’il remue ! me répondit le master en étendant sa lorgnette dans la direction où se trouvait le cadavre du pauvre Breton. Nous irons nous en assurer à la marée basse.

Je voulus insister, mais l’Anglais me frappa d’un violent coup de sa longue-vue sur la tête, et m’avertit que si j’osais lui adresser encore la parole il me ferait mettre au cachot. Ce que je souffris ce jour-là ne sortira jamais de ma mémoire ; je crus un moment que je devenais fou, et cette pensée, tant je me trouvais malheureux, loin de m’épouvanter me fit au contraire plaisir : la folie n’est-elle pas l’oubli ?

Ce ne fut que près de deux heures plus tard, lorsque la mer fut ce que l’on appelle étale, à son état le plus bas, que nous vîmes partir du ponton le Vétéran un canot qui se dirigea vers la dépouille mortelle du pauvre Breton.

Quoique nous n’eussions malheureusement plus de doutes sur sa mort, l’idée que l’on allait du moins soustraire le cadavre du malheureux à l’impure voracité des corbeaux atténuait notre douleur ; hélas ! il n’en fut rien !

Nous avions les yeux fixés sur les soldats et les matelots anglais qui, ayant échoué leur bateau sur les vases, se dirigeaient vers l’endroit où gisait le corps de notre infortuné camarade, et nous espérions les voir l’envelopper dans un linceul, lorsque, profanation sans nom ! ils lui attachèrent à la jambe une longue corde et se mirent à le traîner à la remorque sur la vase.

Un cri d’horreur et de vengeance retentit de l’avant à l’arrière du Protée et les prisonniers commencèrent à murmurer de ces mots menaçants et à double sens qui précèdent d’ordinaire les révoltes.

Je suis persuadé que si quelque prisonnier eût voulu diriger l’effervescence qui régnait en ce moment à bord du Protée, une révolte eût éclaté sur-le-champ. Heureusement pour nous, car les Anglais n’eussent point manqué de profiter de cet acte de folie pour se livrer à une répression sanglante, que plusieurs officiers nous démontrèrent avec énergie la folie que nous allions commettre, et parvinrent sinon à modérer notre indignation, du moins à la contenir dans les bornes de la prudence.

Cette tâche ne leur fut point facile, car le spectacle affreux que nous avions devant les yeux devait parler et parlait plus haut en nous que la raison. En effet, le cadavre de Bertaud, traîné à la remorque par l’embarcation anglaise, venait d’arriver, horriblement défiguré, le long du ponton. Nous pensions qu’on allait le monter à bord et l’inhumer : il n’en fut rien ; malgré mes représentations, malgré mes prières, il resta attaché dans l’eau le long du Protée, à la même corde qui avait servi à le remorquer, et on le laissa là jusqu’au lendemain matin où arriva l’ordre de le transporter au ponton hôpital le Pégase, pour de là être inhumé.


VI


Découragement – Un bonheur – Sacrifice – La peinture me console – Occupations diverses


La fin si tragique de mon pauvre ami m’avait jeté dans une sombre tristesse ; de jour en jour je voyais ma santé s’altérer et le courage m’abandonner. Pour surcroît d’ennui, le prisonnier fabricant de nécessaires qui me fournissait un peu de travail fut libéré par un échange à la mer, et je me trouvai réduit, sans aucune ressource étrangère, à la simple ration ; or, cette ration, on le sait, suffisante pour empêcher un homme de mourir de faim pendant deux ans, deux ans et demi au plus, ne l’était pas pour lui laisser sa force et son énergie.

J’étais alors tellement accablé par le malheur que je ne me sentais plus assez de courage pour songer à améliorer ma position. Au lieu de tâcher de m’industrier, d’occuper ou d’employer fructueusement mes loisirs, je passais mes journées et mes nuits plongé dans un continuel état de demi-somnolence maladive qui par moments me donnait à douter de ma raison.

Il est très probable que si le hasard ne se fût mêlé de mes affaires, j’eusse fini par succomber au dangereux découragement auquel je m’étais abandonné corps et âme ; heureusement que, comme dans la fable, la fortune me vint en dormant.

Je ne sais si j’ai déjà dit que l’introduction des journaux à bord du Protée était une chose sévèrement prohibée ; par suite, les prisonniers ne désiraient rien tant que de posséder un journal. Un plan organisé avec beaucoup d’adresse et suivi avec une rare persévérance leur permit de corrompre la fidélité d’un gardien et de se procurer la feuille publique si ardemment désirée. Ce fut un grand triomphe que le jour où elle arriva à bord ; son entrée dans nos logements produisit une véritable émotion ; chacun voulait la voir et la toucher.

Malheureusement, une découverte bien simple vint bientôt modérer cette belle joie ; le premier moment d’enthousiasme passé, on s’aperçut de deux choses : d’abord, c’est que le journal était écrit en anglais ; ensuite, que personne ne possédait à bord assez la connaissance de cette langue pour pouvoir faire la lecture de ce journal en le traduisant couramment.

Que l’on juge du désappointement que produisit cette découverte. On avait triomphé de la surveillance et de la tyrannie des geôliers, on possédait enfin, après des peines et au prix de privations communes, un objet prohibé, et voilà que cet objet ne pouvait plus servir à rien !

Ce fut dans ces circonstances qu’un prisonnier qui m’avait entendu hacher un peu d’anglais et qui savait que j’avais longtemps séjourné dans l’Inde, songea que je pourrais peut-être bien remplir l’emploi de traducteur, et vint me trouver.

J’étais tellement abruti, c’est le mot, dans une si triste position morale, que je fus assez longtemps sans comprendre ce que l’on exigeait de moi ; la répugnance que me causait tout travail d’esprit me porta d’abord à refuser. Cependant, vaincu à la fin par l’obstination des prisonniers qui me suppliaient, je finis par me rendre à leurs désirs, et je les suivis de l’air d’une victime que le bourreau conduit à la mort.

Mon arrivée au milieu de la batterie, lorsque l’on sut que je pouvais lire passablement l’anglais et que j’allais traduire à haute et intelligible voix le journal, produisit une assez vive émotion.

Je fus fêté, complimenté par tout le monde, et l’on décida séance tenante qu’il me serait alloué chaque jour une gratification de six sous ; cette gratification devait m’être payée au moyen d’une retenue commune opérée sur les rations générales. J’entrai donc immédiatement en fonctions.

Je dois avouer ici au lecteur, et j’espère que mes anciens amis du Protée me pardonneront cet aveu si ces lignes leur tombent sous les yeux, que, quoique je comprisse assez bien l’anglais et qu’il me fût facile de soutenir en cette langue une conversation ordinaire, j’étais loin de la posséder assez à fond pour pouvoir traduire couramment un journal. N’importe. Ne voulant pas m’exposer aux moqueries de mes camarades, et voyant qu’il m’était impossible de reculer, je pris bravement mon parti, et je commençai à m’acquitter, sinon avec