Aller au contenu

Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/20

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

conscience, du moins avec aplomb, de la tâche que l’on m’avait pour ainsi dire forcé d’accepter. Que ma traduction fût bien textuelle, que de temps en temps embarrassé par un texte trop difficile pour moi je ne me sois pas permis certaines licences et quelques inventions hardies, c’est ce dont je laisse le lecteur juge. Toujours est-il que pas une seule fois je ne restai court, et que la galerie qui m’écoutait fut enchantée de mon savoir.

À partir de ce jour, grâce aux six sous quotidiens que je touchais fort exactement, et qui me permirent d’augmenter un peu ma ration ; grâce, surtout, je le crois, à la distraction que cette occupation m’apporta, je me remis peu à peu de la rude secousse que j’avais éprouvée, et je finis par me retrouver bientôt dans mon état normal.

Une idée fixe et constante qui me dominait était celle de me remettre à la peinture ; seulement, comme je manquais de fonds pour me procurer le papier, les crayons et les couleurs dont j’avais besoin, je dus remettre l’accomplissement de ce projet à des temps meilleurs, c’est-à-dire jusqu’au moment où je me trouverais à même, par mes économies, de pouvoir disposer d’un petit capital.

À cet effet, sur mes six sous quotidiens, j’en dépensais quatre pour vivre, et je mettais soigneusement les deux autres de côté.

Dire la joie que je ressentis lorsque, trois mois après, je me trouvai à la tête d’une fortune de neuf francs, me serait chose impossible ; mais cette joie fut bien faible encore en comparaison de l’ivresse, c’est le mot, que me causa l’arrivée d’une boîte de couleurs, accompagnée de plusieurs feuilles de papier à dessin, de pinceaux et de crayons, que m’apporta un beau jour un marchand anglais. La boîte me coûtait six francs et ses couleurs étaient certes bien mauvaises : n’importe, je ne me sentais pas de bonheur.

Le premier chef-d’œuvre que j’exécutai fut un portrait. Il y avait à bord du Protée un certain soldat anglais, type du grotesque absolu, dont la vue faisait mes délices. Je débutai par lui. Je manquais certes d’expérience, quoique depuis mes compositions des hauts faits de l’Hermite, je me fusse beaucoup perfectionné à Bourbon, chez M. Montalant ; mais j’étais doué de l’heureuse faculté de saisir d’une façon frappante la ressemblance des figures. Le portrait de mon soldat anglais, encore plus laid si c’est possible que l’original, eut donc un succès prodigieux. Le fait est qu’il y avait de quoi.

— Parbleu, me dit un de mes camarades de plat, prêtemoi donc ton dessin, Garneray, je veux le montrer à ce goddam pour voir s’il se reconnaîtra.

— Merci bien, pour que, dans un moment de colère, il le déchire ; du tout. Lorsque je me serai servi du verso du papier, alors je te le donnerai si tu veux ; d’ici là, je le garde.

— Bah ! il ne le déchirera pas, le goddam ; au contraire il sera flatté ! Et puis, après tout, s’il arrive malheur à ton dessin, je m’engage à te payer ta feuille de papier… Tu sais que je suis un honnête garçon et que je gagne assez bien ma vie avec ma fabrication de chapeaux de paille pour pouvoir tenir cette promesse… Voyons, donne-moi ton dessin.

— Si c’est comme cela, le voici. Tu réponds de la feuille de papier ?

— Mais oui, mille fois oui, j’en réponds.

Cette conversation se passait pendant le déjeuner, devant tout le monde ; aussi à peine notre misérable repas fut-il terminé que les prisonniers, qui connaissaient l’intention du fabricant de chapeaux, s’empressèrent de le suivre sur le pont pour jouir de la colère du soldat anglais.

Quel ne fut pas leur étonnement lorsque notre camarade ayant exposé devant le goddam, comme il l’appelait, l’horrible portrait, ils virent celui-ci pousser un cri de joie et d’admiration.

— Oh ! oh ! my God, dit l’Anglais, voilà, indeed, une belle chose : je n’aurais jamais cru qu’un Français fût capable de faire aussi bien. Combien vendez-vous ce portrait ?

— Deux shillings, répondis-je en m’avançant.

— Deux shillings ! Indeed, cela vaut beaucoup plus ; mais, comme je n’ai pas d’argent, j’en offre six pence.

— Impossible ! je ne puis me défaire de vous à un si bas prix.

L’Anglais réfléchit un moment.

— Voulez-vous ajouter à ce portrait le beau parapluie neuf que Betzy m’a donné dernièrement, et me mettre à la bouche ma magnifique pipe en écume de mer, et je vous donne, Dieu me bénisse, les deux shillings que vous désirez…

— Volontiers… Allez me chercher votre pipe et votre parapluie.

Ce qui fut dit fut fait. J’ajoutai au dessin le parapluie, un énorme riflard, et la pipe, un vrai calorifère, ce qui compléta dignement la caricature, et je reçus mes deux shillings.

Ce portrait eut un succès fou ; les Anglais trouvèrent que j’avais si bien saisi la ressemblance de leur camarade qu’ils voulurent tous passer par mes pinceaux. Je commençai, grâce à cet heureux hasard, à faire de brillantes affaires.

Je prenais pour chaque portrait de six pence à un shilling : pour six pence je donnais une ressemblance de fantaisie ; pour un shilling je la garantissais.

Or, comme il ne se passait guère de jour que je n’eusse trois ou quatre commandes, je commençai, après un mois, à me trouver à la tête d’un assez joli capital pour me permettre d’acheter une garde-robe très confortable, des couleurs à l’huile et des toiles : j’étais au comble du bonheur.

La fin de ma première année depuis que j’étais prisonnier se passa donc d’une façon beaucoup plus agréable pour moi que ne l’avait été le commencement ; je songeais de jour en jour moins à ma liberté, et quoique mon sort, comparativement à celui des plus misérables hommes libres, fût encore affreux, je refusai sans hésiter d’entrer dans plusieurs combinaisons d’évasion qui eurent lieu. Je dois au reste ajouter que de tous ces projets, un seul réussit ; encore le prisonnier fut-il rattrapé quelques jours plus tard à terre.

Mon temps passait d’une façon assez rapide. Afin d’éloigner de mon esprit toute pensée importune, je m’étais fait une loi de ne pas perdre un seul moment de ma journée. L’étude des mathématiques, mon dessin et le sommeil m’occupaient alternativement ; je prenais aussi, pour me briser le corps, des leçons de danse et d’escrime, et quoique les maîtres d’armes que nous possédions à bord du Protée n’eussent pas encore poussé leur art jusqu’aux limites que Grisier devait atteindre plus tard, il s’en trouvait cependant parmi eux de très forts, et ils firent de moi un assez bon élève.


VII


Un duel – Malheur – Salvation d’un homme par supercherie – Mes progrès en peinture


Je crois ne pouvoir mieux placer qu’ici où il est question d’escrime un événement fort tragique qui eut lieu à bord du Protée, au commencement de ma seconde année de captivité. Comme j’assistai au début et au dénouement de cet événement, je puis le raconter dans ses moindres détails.

Un jour, au dîner, une discussion s’éleva entre deux soldats français qui se trouvaient prisonniers par suite de la capitulation de Saint-Domingue, à propos de la possession d’une ration de viande. Le motif de la querelle, car, historien consciencieux, je ne puis altérer la vérité quelque triviale qu’elle soit, était, on le voit, bien futile ; cependant il devait avoir des conséquences terribles.

Un des deux soldats, un nommé Kœller, Alsacien inoffensif mais têtu reçut de son adversaire, un Saintongeais dont le nom m’échappe, un vigoureux soufflet à la suite de cette discussion.

L’Alsacien, à cheval sur le point d’honneur, exigea qu’une réparation par les armes lui fût accordée de suite ; ajoutant que si le Saintongeais s’y refusait il l’assassinerait sans plus tarder. Cette menace, faite du ton le plus flegmatique du monde, me parut cependant si sérieuse que j’en éprouvai une assez vive émotion.

Je ne sais si le Saintongeais la comprit ainsi, ou si, mû par quelque vieille rancune qui nous était inconnue, il ne fut pas fâché de se trouver en face de l’Alsacien les armes à la main : toujours est-il qu’il accepta le duel avec empressement.

En vain nous interposâmes-nous entre les deux adversaires, et leur fîmes-nous observer toute la folie et tout le danger de leur projet, car la loi anglaise qui punit les duellistes de la peine de mort était appliquée dans toute sa rigueur à bord du ponton ; ni nos remontrances, ni nos prières ne purent rien sur la détermination des deux soldats, qui s’en furent aussitôt trouver un maître d’armes pour lui emprunter des fleurets.

Un moment cependant nous pûmes espérer que devant un obstacle auquel les deux adversaires n’avaient pas songé, et qui vint tout à coup entraver leur homicide intention, le duel deviendrait impossible.

Le maître d’armes auquel ils s’adressèrent leur fit observer qu’à moins d’être payé d’avance et au comptant, il ne pouvait se rendre à leur désir, car une fois les fleurets démouchetés ils lui devenaient inutiles, et que, comme il lui était très difficile de s’en procurer, cela lui causerait un énorme préjudice et pourrait même le contraindre à cesser ses leçons.

Le Saintongeais et l’Alsacien se fouillèrent aussitôt, chacun de son côté, sans rien dire, avec un semblable empressement ; mais à eux deux, ils ne purent réunir que dix-sept sous ; il est inutile d’ajouter que le maître d’armes refusa cette somme.

— C’est bon, dit l’Alsacien, nous allons nous adresser à un autre de vos confrères.

— Allez, camarades ; mais je vous avertis d’avance que pas un ne vous accordera ce que vous demandez.

En effet, pas un seul maître d’armes ne voulut se contenter des dix-sept sous des deux adversaires.

Comme cette discussion et cette démarche avaient pris un certain temps, elles ne tardèrent pas à être connues dans la batterie et dans le faux pont ; alors se passa un fait assez curieux au point de vue des études de mœurs.

Les rafalés du Protée, instruits du duel projeté et de l’impossibilité où se trouvaient les deux adversaires d’en venir aux mains, faute de fonds suffisants pour louer des fleurets ; les rafalés, dis-je, affriandés par la perspective de ce combat qui devait leur fournir un spectacle intéressant, se cotisèrent entre eux pour venir en aide aux deux combattants.