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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/21

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Heureusement que tous leurs efforts n’aboutirent qu’à réunir une somme de trente sous. Or, comme le maître d’armes le moins exigeant demandait six francs pour la location de deux fleurets, le combat devenait de plus en plus impossible, et nous commençâmes à nous réjouir.

Hélas ! nous comptions sans le génie inventif des rafalés, qui, suppléant à leur pauvreté par l’imagination, vinrent bientôt fournir aux adversaires le moyen de se couper la gorge, c’est-à-dire deux lames de rasoir emmanchées au bout de deux baguettes flexibles. Le combat commença aussitôt.

Je demanderai au lecteur la permission de ne pas décrire ce duel épouvantable ; le souvenir m’en est encore pénible aujourd’hui.

Les deux adversaires, s’attaquant avec une fureur inouïe, ne tardèrent pas à se faire réciproquement d’affreuses blessures.

En vain voulûmes-nous nous interposer entre eux ; la fureur qui les animait était si grande que nous ne pûmes donner suite à cette intention, car c’eût été nous exposer à un trop grand danger.

Enfin le malheureux Alsacien tomba blessé mortellement. Le rasoir de son adversaire lui avait coupé la veine carotide. Restait à écarter du Saintongeais la sévérité des lois anglaises ; nous nous assemblâmes donc aussitôt en conseil.

Le premier avis que l’on ouvrit fut de faire croire aux Anglais que la mort de l’Alsacien avait été le fait d’un accident. Cet avis enleva d’abord tous les suffrages ; seulement, après un moment de réflexion, on s’aperçut que l’exécution en était tout simplement impraticable. En effet, comment expliquer par un simple accident les nombreuses blessures qui couvraient le corps du malheureux défunt ?

Un seul moyen pouvait sauver le Saintongeais : il fallait faire disparaître la pièce de conviction, c’est-à-dire le cadavre de Kœller ; mais comment ? Là était la grande difficulté. Plusieurs propositions aussi révoltantes qu’impraticables, et que je demanderai au lecteur la permission de ne pas rapporter, furent faites et repoussées aussitôt.

Ce fut un gabier de la frégate la Belle-Poule qui le premier sut aborder la question :

— Messieurs, nous dit-il, puisque nous ne pouvons ni dissimuler le gros Alsacien, ni donner à croire qu’il a été victime d’un accident, il s’agit tout bonnement de le faire mourir à nouveau devant les Anglais, et cela de façon que la mort que nous inventerons justifie les blessures qu’il a reçues…

— Oui, c’est cela, s’écrièrent plusieurs prisonniers ; mais comment arriver à ce résultat ?

— Mon Dieu ! d’une façon très simple, reprit le gabier. Voici ce à quoi j’ai songé. Deux d’entre nous vont prendre le cadavre de Kœller par chaque bras, tandis que d’autres camarades le soutiendront par derrière ; on le montera ainsi sur le pont, et de là on le conduira à la cuisine…

— Pour lui donner sa dernière soupe ! cria un ignoble plaisant.

— Tout juste, continua le gabier, pour lui donner sa dernière soupe. Vous ne comprenez pas la farce ? Il paraît qu’il n’y a pas ici beaucoup de malins… Je vais donc, puisqu’il le faut, vous mettre les points sur les i ! Kœller est tombé faible d’inanition, et nous conduisons Kœller à la cuisine pour lui donner du bouillon. On nous laisse passer, bon… ; mais voilà que l’Alsacien, remis par une assiettée de soupe, revient à lui avec un tel appétit, qu’il escalade la marmite du bord pour y plonger une gamelle ; seulement, il met un tel empressement à accomplir cette action que le pied lui manque… il glisse et pique une tête…

— Dans la marmite ? s’écrie un prisonnier.

— Et certes !… cela va sans dire. Alors donc, grande rumeur ! nous poussons des cris désespérés, de vrais beuglements, le coq plonge de suite son croc dans le bouillon afin de repêcher l’Alsacien ; mais il ne peut y parvenir avant cinq à six minutes ; aussi, quand enfin il retire le cadavre, il l’a déjà tellement pris, repris, retourné avec son croc, qu’il est tout naturellement couvert de blessures… et enfoncés les Anglais !

L’expédient proposé par le gabier fut accueilli avec une véritable faveur, et il fut complimenté par tout le monde pour sa belle invention. Seulement le premier moment d’enthousiasme passé, quelques prisonniers firent observer avec raison que l’addition du cadavre de Kœller à notre ration quotidienne gâterait notre dîner, et nous forcerait de nous coucher à jeun. Cette réflexion produisit une grande impression sur la plupart des hommes de la batterie.

— Mais nous ne pouvons pas rester sans manger jusqu’à demain ! s’écrièrent plusieurs prisonniers dont les visages hâves et amaigris disaient assez les souffrances.

— Mais si vous ne consentez pas à subir cette privation, reprit le gabier de la Belle-Poule, c’en est fait du Saintongeais… il sera pendu !

— Eh bien ! qu’on le pende !… Après tout, ce n’est pas pour nous, mais bien pour son propre compte qu’il s’est battu !…

— Quoi ! vous laisseriez exécuter un homme, lorsque vous pouvez le sauver en sacrifiant un mauvais repas ?…

— Cela ne nous regarde pas ; c’est son affaire. Ce que nous voulons, nous, c’est ne pas rester jusqu’à demain à jeun ! Que le Saintongeais s’arrange comme bon lui semblera…

Je ne m’appesantirai pas sur cette scène, dont la simple indication montre suffisamment au lecteur jusqu’à quel degré d’abrutissement les privations et les souffrances avaient conduit les malheureux prisonniers des pontons, c’est-à-dire jusqu’à se refuser à sacrifier un misérable repas pour sauver la vie d’un camarade.

Je dois ajouter, toutefois, que les officiers ayant interposé dans ce débat leur autorité morale, la motion du gabier finit cependant par être adoptée ; seulement, un nombre assez considérable de prisonniers se refusant toujours à la privation que l’on exigeait d’eux, nous fûmes forcés de faire une espèce de souscription ou de collecte, afin de pouvoir les indemniser en argent du tort causé à leur estomac.

Toutes les difficultés se trouvant, non sans peine, aplanies, nous passâmes à l’exécution de notre lugubre comédie, qui réussit à merveille : le Saintongeais ne fut pas pendu.

Si je voulais rapporter ici tous les événements à peu près semblables à celui que je viens de raconter et dont j’ai été témoin pendant ma longue captivité, ce récit prendrait des proportions colossales et remplirait des volumes ; je préfère jeter un voile sur tous ces épisodes lugubres, et me contenter de retracer, à mesure qu’ils se présenteront sous ma plume, quelques faits singuliers et bizarres qui ne manqueront pas, je l’espère, d’un certain intérêt.

Ceci dit, je demande la permission au lecteur de sauter deux années et d’arriver à 1809. Ces deux années, remplies pour moi d’ennuis, de souffrances et d’études, virent cependant ma position s’améliorer d’une façon sensible. Mes rapides progrès dans la peinture à l’huile ayant fini par attirer l’attention des Anglais, le comptable du Protée obtint pour moi du lieutenant commandant le ponton la permission de travailler – car l’air vicié de la batterie corrompait et changeait le ton de mes couleurs en une seule nuit – dans une petite cabine située à bâbord dans la dunette, et dont la fenêtre donnait sur le gaillard d’arrière. Cette cabine appartenait au comptable. Toutefois, que l’on ne se figure pas que la générosité du commis anglais fut dénuée d’intérêt et sans une arrière-pensée. Loin de là : sur quatre tableaux que je lui remettais, et que les marchands de Portsmouth lui payaient, me disait-il, à raison d’une guinée pièce, il lui en revenait un pour son courtage.

VIII.


Grand désappointement – Le capitaine R… – Son caractère – Le caporal cruel – Sa punition – Fâcheuse histoire d’un officier – Perfidie d’un employé du Transport-Board – Évasion de l’officier – Commencement des cruautés du capitaine R… – Duvert


J’étais donc aussi heureux qu’on peut l’être sur un ponton lorsque, sans me donner aucun motif, sans m’alléguer aucune raison pour motiver cette mesure, l’on vint m’annoncer un beau matin que je devais quitter le Protée dans une heure pour être transféré sur un autre ponton. Cette nouvelle me frappa comme un coup de foudre.

En vain je réclamai de vive voix et par écrit ; l’on ne daigna répondre ni à mes lettres, ni à mes paroles, et je dus obéir.

J’appris bien longtemps plus tard, et je constate ici ce fait avec douleur, que je fus victime en cette circonstance de la jalousie de mes camarades d’infortune, qui, blessés par l’opulence et le bien-être relatifs dont je jouissais, me dénoncèrent comme un chef de conspiration mêlé à tous les projets d’évasion et les soutenant de ma bourse.

Toujours est-il qu’une heure après que l’on m’eut signifié l’ordre de faire mes paquets, un canot me conduisait, sous bonne escorte, à bord du ponton la Couronne, amarré sur notre avant. Je ne pouvais, hélas ! plus mal tomber ; le nom seul de cette affreuse prison me cause encore aujourd’hui une émotion mêlée d’indignation et de colère. Le lieutenant commandant la Couronne, que je veux bien, pour ne pas raviver des haines éteintes, ne désigner ici que par une initiale, le lieutenant R…, notre maître absolu après Dieu, était certes l’homme le plus épouvantable que l’on puisse imaginer.

Son apparence s’harmonisait admirablement avec son caractère bas, cruel, vindicatif et emporté. Qu’on se figure un petit homme haut d’environ quatre pieds dix pouces, d’une corpulence énorme, taillé comme un ours, et dont le cou large et monstrueux soutenait la plus hideuse tête carrée que l’on puisse imaginer. Des cheveux rouges, des yeux d’un gris bleu clair et douteux, un nez maigre et crochu, une bouche qui ne s’arrêtait qu’aux oreilles et dont les lèvres minces étaient sans cesse agitées par une espèce de tic ou de mouvement nerveux, enfin un teint d’une couleur d’acajou, et des joues outrageusement labourées par la petite vérole complétaient la figure du lieutenant R…

À tous ces avantages physiques se joignait encore pour notre affreux geôlier la perte de la main droite, dont on avait été obligé de lui faire l’amputation à la suite d’une blessure qu’il avait reçue dans un duel motivé par l’insupportable irascibilité de son caractère.

Éprouvant le plus profond mépris et la haine la plus forte pour la nation française, le lieutenant R… devait probablement à ces deux sentiments bien connus l’honneur d’avoir été appelé à commander un ponton.

Le premier grief que les prisonniers de la Couronne donnèrent