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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/22

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contre eux à l’abominable lieutenant fut celui de l’appeler, ainsi que cela était l’usage pour tous les lieutenants de ponton, le turnky (geôlier).

— Ah ! l’on m’appelle geôlier, dit l’Anglais, eh bien ! je veux montrer à ces rascals jusqu’où va l’autorité d’un turnky.

Ce propos, qui fut rapporté aussitôt dans les différentes batteries de la Couronne, quoiqu’il parût d’un mauvais présage aux prisonniers, ne put cependant leur donner à prévoir le sort qui les attendait et les ignobles vexations dont ils devaient bientôt être les victimes.

Lorsque j’arrivai à bord, la persécution du lieutenant R… était dans toute sa vigueur.

Sous le prétexte que les Français confiés à sa surveillance avaient déjà commis plusieurs tentatives d’évasion, le lieutenant R… avait alors défendu toute communication entre la Couronne et la terre. Les bateaux-marchés qui fournissaient aux divers pontons les mille et un objets dont les prisonniers avaient besoin, tant pour leur commodité personnelle que pour leur commerce, furent impitoyablement éloignés.

Je n’étais pas depuis plus d’une heure à bord de la Couronne que l’on m’avait déjà mis au courant de tous ces événements. L’on m’apprit en outre que les Anglais étaient mis en quarantaine, c’est-à-dire qu’il avait été convenu entre les prisonniers que toutes relations entre eux et leurs gardiens cesseraient, qu’ils ne seraient plus soufferts dans nos logements, et que l’on ne devait même plus leur adresser la parole.

Depuis lors pas un seul des soldats anglais qui d’habitude fréquentaient nos entreponts pour y faire leurs acquisitions à vil prix n’osait s’aventurer parmi nous : la glace était rompue, les hostilités franchement déclarées. Je dois, avant de continuer ce récit, m’arrêter un instant pour présenter au lecteur un nouveau personnage, le caporal Barclay, le confident et l’intime du lieutenant R…

Ce caporal était certes le coquin le plus impudent que l’on puisse imaginer, d’une cruauté implacable envers les Français, afin de se mettre au mieux dans l’esprit de son chef et d’être nommé sergent ; il ne daignait même pas cacher son jeu auprès de ses victimes.

— Je ne vous en veux pas et vous m’êtes tout à fait indifférents, disait-il parfois aux prisonniers, je ne vous tyrannise que parce que cela fait plaisir au lieutenant R… et que je tiens à obtenir ses bonnes grâces ; si je n’avais pas l’espoir fondé d’être avancé en grade, je vous laisserais parfaitement tranquilles. Je veux être sergent, voilà tout. Quant à vous, vous n’avez qu’à faire des vœux pour ma promotion, car une fois arrivé à mes fins, je ne m’occuperai plus de vous.

Le caporal Barclay n’était pas d’une moins grande franchise en affaires. Rien de révoltant comme de l’entendre traiter un marché avec un prisonnier.

— Je veux ceci à tel prix, disait-il, et il faudra bien que vous me le donniez. Je n’ignore pas que la somme que je vous offre est de beaucoup inférieure à la valeur de l’objet que je désire ; mais comme au total vous avez besoin de me ménager, car je puis vous faire beaucoup de mal, ou du moins vous causer de graves ennuis, il faudra bien que vous cédiez…

Et en effet, comme on craignait la basse méchanceté de cet homme, on cédait. Après le capitaine R…, le caporal Barclay était donc, sans contredit, l’Anglais que les prisonniers de la Couronne détestaient le plus.

J’étais, le jour même de mon arrivée, occupé à marchander une place convenable pour tendre mon hamac, lorsque mon vendeur, ouvrant de grands yeux étonnés et poussant une exclamation de surprise, me montra un militaire anglais qui venait d’entrer dans la batterie.

— C’est le caporal Barclay, me dit-il, ça va être drôle. L’impudent caporal, flatté, du moins sa démarche le donnait à supposer, de l’effet que produisit son entrée dans la batterie, s’avança d’un air orgueilleux et en se dandinant avec grâce vers un prisonnier occupé à tresser des bretelles.

— Combien voudriez-vous pour cette paire ? lui demanda-t-il en s’emparant des bretelles les plus riches et les mieux confectionnées.

Le prisonnier, engagé par les lois de la quarantaine, ne répondit pas. Un nuage passa sur le front du caporal Barclay.

— Pourquoi gardez-vous le silence lorsque je veux bien vous interroger ? reprit-il bientôt.

Et après un moment de réflexion, d’un ton rogue :

— Vous devriez ne pas oublier que si je voulais me venger de votre malhonnêteté, cela me serait on ne peut plus facile. Je sais bien que vous me détestez, mais je vous crois assez intelligent pour faire céder cette haine à la crainte du cachot… Voyons, répondez à présent, combien ces bretelles ?

Aux sourcils contractés du prisonnier, à l’éclat de ses yeux, au gonflement de ses narines, il était facile de deviner qu’il lui fallait faire un grand effort sur lui-même pour ne pas laisser éclater la colère qui fermentait dans son sein ; toutefois il parvint à se maîtriser et continua de garder le silence.

Le teint pâle du caporal passa subitement au rouge foncé.

— Caporal, dit alors un matelot français qui sortit d’un groupe compact et serré de prisonniers qui s’était formé autour du soldat anglais, avez-vous donc besoin de bretelles ? En ce cas, suivez-moi, j’en ai de très belles à vous vendre. Seulement je désire que vous me les payiez comptant.

— Voilà au moins un garçon d’esprit qui ne laisse pas échapper les affaires ! s’écria Barclay ravi de voir que par son audace et par sa persévérance il avait fait tomber devant lui la loi de la quarantaine. Allons voir vos bretelles, mon garçon. Je ne vous en donnerai pas un prix bien élevé, parce que je n’aime pas à payer les choses ce qu’elles valent : car alors de quel avantage me serait votre captivité ? Du reste, je vous revaudrai ça autrement…

— Mais ce matelot va se faire assommer par ses camarades, pour avoir ainsi enfreint les lois de la quarantaine, dis-je au prisonnier avec qui j’étais en train de traiter pour la place de mon hamac.

— Oh ! ne craignez rien pour lui, camarade, me répondit-il ; c’est un bon et franc compagnon qui est incapable d’une tricherie. Il doit y avoir une frime là-dessous… Allons un peu voir !

En effet, je remarquai que cinq ou six Français placés en sentinelles au pied de l’escalier semblaient épier l’arrivée des Anglais, tandis que tous les autres prisonniers s’étaient réunis en une masse serrée et compacte au fond de la batterie.

Quant à Barclay, je ne l’apercevais plus.

Quel ne fut pas mon étonnement, j’allais presque dire

ma joie, lorsqu’en me mêlant à cette foule je vis, dépouillé de ses habits et les pieds liés ensemble par une corde d’un quart d’aune de long, le tyrannique et insolent caporal que l’on était en train de juger.

L’audience de ces assises improvisées ne fut pas longue. Une voix ayant crié : « La savate ! » ce mot vola bientôt de bouche en bouche et devint un verdict.

— Caporal, dit alors un prisonnier en s’adressant à l’Anglais, qui, pâle, abattu, se tenait humblement à genoux et sollicitait, dans les termes les plus flatteurs pour notre amour-propre et les plus vils pour sa dignité, son pardon ; vous êtes condamné, à l’unanimité des suffrages, à faire un tour de valse avec accompagnement de souliers pour orchestre. Cléments jusqu’à la faiblesse, nous n’exigeons pas même de vous que vous alliez en mesure… Vous allez peut-être prétendre que vous ne savez pas valser. Mon Dieu ! point de fausse modestie. Entre amis on ne se gêne pas… nous serons indulgents…

— Mes amis, mes bons amis !… nobles et généreux Français !… grâce ! je ne vous tourmenterai plus jamais… car je vous apprécie, je vous aime !… je… grâce ! grâce !… criait le caporal en proie à une de ces frayeurs sans nom, comme les lâches, cruels et fanfarons savent seuls en éprouver.

Vaines prières ! inutiles bassesses ! la sentence était prononcée, et quatre cents farceurs attendaient le passage de la victime.

On porta d’abord l’habit du caporal à la porte de la batterie, pour qu’il pût le reprendre en sortant, puis les prisonniers s’étant armés de règles, de minces bâtons, de souliers, de tous les objets enfin dont un coup ne pouvait causer la mort, se rangèrent en deux haies tout le long de la batterie.

— Lâchez le dogue ! cria une voix.

Aussitôt une grêle de horions tomba sur le dos du caporal qui, poussant un vrai mugissement de douleur, se précipita vers la porte : seulement, comme le misérable avait les pieds liés assez court, ce qui ne lui permettait pas d’écarter les jambes à son aise, et qu’il devait sauter pour courir, il tomba plusieurs fois pendant le trajet grâce à son trop d’empressement, ce qui lui valut une augmentation notable d’étrivières.

Enfin, parvenu à la porte de la batterie, il essuya son front, remit ses habits, et ne monta sur le pont qu’après avoir, autant que possible, fait disparaître les traces de l’exécution qu’il venait de subir. Le fait est que ses compagnons, qui ne l’aimaient pas, loin de le plaindre, s’ils l’avaient su victime de cet accident, se fussent égayés sur son compte.

Comme dans la scène de violence, assez motivée, au reste, qui venait de se passer, il y avait eu un certain cachet de bouffonnerie, et qu’au total il ne s’en était suivi ni mort ni blessures, je ne pus m’empêcher de rire de bon cœur et d’éprouver une assez vive satisfaction à la vue du châtiment si lestement infligé au caporal Barclay qui le méritait si bien.

— Je trouve que l’on a eu tort de laisser ce gredin vivant ! me dit un prisonnier. Il nous était si facile de le tuer d’abord, et de le couper ensuite en morceaux pour le faire disparaître…

À ce regret sauvage, si brutalement exprimé, je me retournai avec une espèce de mouvement d’horreur, pour voir quel homme pouvait parler ainsi.

Que l’on juge de mon étonnement, lorsque j’aperçus une belle et noble figure de jeune homme. Je crus m’être trompé.

— Vous n’approuvez pas, je le vois, mes paroles, me dit le jeune homme en souriant tristement, et je vous cause presque de l’horreur. Ah ! camarade, si, officier de marine comme moi, vous aviez passé par les humiliations et par les souffrances que j’ai déjà endurées, il ne vous resterait plus qu’un implacable sentiment de vengeance dans le cœur ! Tel que vous me voyez ici, c’est-à-dire misérable habitant d’un ponton, j’ai déjà été échangé quatre fois à la mer…

— Mais cela est impossible. Il y aurait là de la part des Anglais une déloyauté inqualifiable…